Les clowns
"Il s'affala aux pieds de l'agent, sans un son.
Deux passants qui avaient vu la scène accoururent. Ils s'agenouillèrent et retournèrent Auguste sur le dos.
A leur stupeur, il souriait. C'était un large sourire, séraphique, d'où le sang s'écoulait en bouillonnant.
Les yeux étaient grand ouverts, et contemplaient avec une candeur incroyable la mince tranche de lune qui venait d'apparaître au ciel."
Henry Miller, Le Sourire au pied de l'échelle.
J'ai appris que la dernière "Bario" était morte le jour de Noël. Elle avait quatre-vingt-cinq ans. Ses deux compagnons, les deux Auguste, les gugusses, le petit bavard qui se croyait malin, l'abruti bredouillant qui n'était pas si niais, avaient disparu depuis longtemps.
Je me suis souvenue.
J'étais enfant, mes parents venaient d'acheter une télévision. C'était un gros poste de bois verni, avec des images en noir et blanc. Aux heures sans émissions, de la neige y tombait longuement, mélancolique, comme si l'hiver n'allait jamais finir. Un petit train brillant, panaché de fumée légère, circulait, parfois, en semant des énigmes, dans une campagne toujours ensoleillée, sur une voie qui tournait en rond.
Cette télévision était précieuse, autant que la petite Quatre ailes blanche qui stationnait depuis peu dans la cour, autant que la table de formica jaune qu'avait fabriquée pour nous mon grand-père, autant que la banquette de skaï qui sentait le neuf et qu'un camion bruyant, venu de loin, avait livrée un jour, au grand ravissement des écoliers du village, dans un carton géant.
Tous ensemble, le soir, chaudement serrés sur la banquette, nous regardions, silencieux, éblouis, tourner des manèges enchantés, s'envoler des marchands de sable fin en habit de Merlin, tandis que des ours aux yeux tendres, posés sur des nuages, nous faisaient signe de la main.
Puis nous allions nous coucher, en même temps que les poules, les vaches et les mouches des paysans nos voisins, dans nos lits de fer froids où ma mère avait placé une bouillotte - car il n'y avait pas de chauffage dans la maison d'école.
Une fois par mois, cependant, nous avions le droit de veiller pour regarder la Piste aux étoiles. C'était une émission qui m'éblouissait tant, et où tournaient tant d'astres aux ciels des chapiteaux qu'elle n'était pas, celle-là, en noir et blanc comme les autres. Elle surgissait de l'écran dans un fracas de couleurs scintillantes - cuivres dorés des instruments du petit orchestre endiablé, diadèmes éblouissants des magiciens, balles vertes et jaunes des jongleurs en collant de lumière, cercles de feu où rugissaient des fauves blonds comme le sable des déserts.
J'avais peur des tigres aux bonds cinglants, les trapézistes m'enchantaient, le tutu blanc de l'écuyère me ravissait, mais j'aimais plus que tout le numéro des Bario. Je revois les nez rouges et les moustaches charbonnées, le chapeau mou, les bretelles et les poches sans fond, les chutes et les coups, l'accordéon absurde, le petit violon aigre aux sons déchirants, - et cette femme blonde élégante essayant vainement de faire triompher la raison dans ce monde de farce.
Je me demande ce que cela peut être, la vieillesse d'un clown.
Quand les pas raidis font chuter lourdement le corps qui ne rebondit plus,
quand les os rouillés déformés se transforment en chaînes,
et que l'affiche sur le mur s'efface et se déchire.
Je me demande ce que cela peut être, la mort d'un clown.
Quand sous le masque aux lèvres rouges surgit le masque aux lèvres noires,
quand le petit violon pleure sa dernière note,
et que l'accordéon crache le couac final de ses soufflets crevés.
Je me demande si le rire éternel des enfants accompagne là-bas, pour adoucir leur route, les clowns qu'on a couchés sur le sable étoilé de la dernière piste, et s'ils sourient encore, comme la lune, à la nuit sombre, une fois passées les grilles, quand ceux qui les ont aimés sentent battre, à leur nom, leurs coeurs d'antan.
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