Un visage
Ateliers du Carnaval - Nantes - mars 2012
Dans ces grands ateliers du Carnaval, je me suis étonnée aussi de ces immenses visages en construction qu'on voyait partout.
On aurait cru des statues de l'ïle de Pâques en plastique, se hissant hors de leurs blocs mal dégrossis, poussées par des mécanismes compliqués de bois et de métal, encagées de grillages, scarifiées de crochets, tatouées de rudes peintures, et attendant, avec la patience des dieux, les dernières finitions humaines, dans ces coulisses étranges du grand théâtre du monde.
Ainsi, j'ai appris comment naissent les visages difformes des géants qu'on promène dans les rues.
Et peut-être les nôtres, hélas.
Car qu'est-ce qu'un visage ?
Cela se façonne d'abord grossièrement sur des patrons légués par des ancêtres inconnus. Cela se coule dans une pâte délicate et transparente. Et au début, c'est très joli, c'est même tout à fait charmant, porcelaine mignonne des premiers ans.
Puis tout cela s'étire, se met à grandir absurdement - nez, front, oreilles, menton, pommettes, saisis par on ne sait quels doigts furieux qui les sortent cruellement de l'enfance.
Et quand enfin prend forme le visage de l'adulte, l'insatisfait sculpteur, pris d'un de ces accès fous de virtuosité qui souvent poussent les plus grands des artistes à ruiner irrémédiablement leurs travaux, renvoie son oeuvre à l'atelier. Et voilà qu'il la remalaxe, qu'il la remodèle, sans répit, la ciselant de rides, la saupoudrant de taches, continuant à étirer la chair de bizarre façon, jusqu'à en faire cette masse avachie et tourmentée qu'on aperçoit, les derniers temps, dans les miroirs voilés de la vieillesse, si l'on persiste à vouloir s'y regarder.
Il y a bien moyen, dit-on, de lutter un peu, de repeindre la chose, de la ravaler, ou même d'y infitrer des mastics réparateurs : travaux de rénovation délicats et coûteux, emplâtres sur visage de bois, promis à peu de succès et ne retardant guère l'issue...
Mais peu importe au fond de savoir comment se fabrique et comment se détruit un visage.
Car la véritable question, celle qu'il nous faut absolument résoudre, c'est de savoir comment l'habiter, comment, de l'intérieur, le modeler aux contours de notre âme, comment le faire nôtre, en somme, ce masque que nous devons porter jusqu'au bout.
Et ce travail-là est beaucoup, beaucoup plus ardu et beaucoup plus mystérieux aussi que celui des carnavaliers.
Aussi ardu et mystérieux qu'une vie humaine.