Le pain quotidien
Il y avait là, autrefois, une boulangerie.
Seule l'enseigne est restée, avec ses lettres lentes comme le pas du laboureur, larges comme le geste du semeur, courbes comme la lame du faucheur, barbelées comme les épis, hérissées comme les chaumes, rondes comme les meules, bleues comme le ciel des moissons, légères comme le vent de juillet, et claires, et douces, et bonnes, comme le geste de tailler la miche, quand elle craque encore de chaleur au sortir du four. Quand je suis passée là, un après-midi de mars, je me suis souvenue de cette formule si curieuse de l'ancestrale prière, de ce pléonasme qui n'avait jamais attiré mon attention jusqu'alors : "donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien". J'avais assisté, le matin même, à un enterrement. Dans l'assistance déchristianisée, de vieilles voix usées, auxquelles je ne m'étais pas jointe, avaient, seules, repris, dans le silence de l'église, les mots anciens que je retrouvais sur ce mur sombre, dans cette rue sans grâce : "donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour". Nous avons trop vite oublié, peut-être, dans le culte effréné des jouissances à venir qui caractérise notre monde rapide, ce que nous enseigne cette naïve répétition, pendant des siècles murmurée dans la ferveur et dans la crainte. Toute la peine et toute la joie séculaires des hommes. Le renouveau de chaque jour dans l'effort et le contentement, la souffrance de cultiver rachetée par l'humble récompense de la récolte. Le bonheur d'être ici, sur la terre, et de partager, un moment, un morceau du bon pain de la vie. Et, au fond de cette paix de la journée finie, dans ce tournant du temps qui s'ouvre chaque soir, cette incertitude aussi, l'ombre que le bonheur d'aujourd'hui fait peser sur demain. L'apaisement de savoir que l'on mange aujourd'hui, et le douloureux mélange d'espérance et d'angoisse contenu dans le mot demain, qu'on évite de prononcer - qu'on ne peut prononcer, ne sachant de quoi il sera fait, si bien que l'on répète simplement, doucement, modestement, les mains jointes et closes sur ce trésor fragile : "aujourd'hui", "quotidien". Au-delà du message religieux, que je ne juge pas ici, m'émeut la sagesse ancestrale de ce simple désir, chaque jour renouvelé, d'une mince et précaire part de bonheur - du pain quotidien d'aujourd'hui.
Seule l'enseigne est restée, avec ses lettres lentes comme le pas du laboureur, larges comme le geste du semeur, courbes comme la lame du faucheur, barbelées comme les épis, hérissées comme les chaumes, rondes comme les meules, bleues comme le ciel des moissons, légères comme le vent de juillet, et claires, et douces, et bonnes, comme le geste de tailler la miche, quand elle craque encore de chaleur au sortir du four. Quand je suis passée là, un après-midi de mars, je me suis souvenue de cette formule si curieuse de l'ancestrale prière, de ce pléonasme qui n'avait jamais attiré mon attention jusqu'alors : "donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien". J'avais assisté, le matin même, à un enterrement. Dans l'assistance déchristianisée, de vieilles voix usées, auxquelles je ne m'étais pas jointe, avaient, seules, repris, dans le silence de l'église, les mots anciens que je retrouvais sur ce mur sombre, dans cette rue sans grâce : "donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour". Nous avons trop vite oublié, peut-être, dans le culte effréné des jouissances à venir qui caractérise notre monde rapide, ce que nous enseigne cette naïve répétition, pendant des siècles murmurée dans la ferveur et dans la crainte. Toute la peine et toute la joie séculaires des hommes. Le renouveau de chaque jour dans l'effort et le contentement, la souffrance de cultiver rachetée par l'humble récompense de la récolte. Le bonheur d'être ici, sur la terre, et de partager, un moment, un morceau du bon pain de la vie. Et, au fond de cette paix de la journée finie, dans ce tournant du temps qui s'ouvre chaque soir, cette incertitude aussi, l'ombre que le bonheur d'aujourd'hui fait peser sur demain. L'apaisement de savoir que l'on mange aujourd'hui, et le douloureux mélange d'espérance et d'angoisse contenu dans le mot demain, qu'on évite de prononcer - qu'on ne peut prononcer, ne sachant de quoi il sera fait, si bien que l'on répète simplement, doucement, modestement, les mains jointes et closes sur ce trésor fragile : "aujourd'hui", "quotidien". Au-delà du message religieux, que je ne juge pas ici, m'émeut la sagesse ancestrale de ce simple désir, chaque jour renouvelé, d'une mince et précaire part de bonheur - du pain quotidien d'aujourd'hui.