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De guingois

Publié le par Carole

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Je l'appelle De guingois.
C'est une maison qui fait l'angle du cours des cinquante Orages, au bord de l'ancien lit de l'Erdre.
Elle penchait tant et tant que pour l'alléger, l'empêcher de tomber tout à fait, on l'a vidée de sa chair et de ses entrailles. Façade-squelette, elle est restée debout toute nue dans ses os blancs, chargée d'échafaudages, un mois ou deux, puis on l'a rhabillée de frais. On a posé bien droit contre l'ancienne façade en pente les poutres de ciment, les planchers stratifiés, les fenêtres de PVC. On a tout peint de neuf. Et la voilà maintenant, restaurée : façade qui croule d'épuisement - fenêtres claires et bien d'aplomb. Entre le lourd passé qui pousse son vieux corps et la prothèse de béton que le présent lui a bâtie, ne sachant plus où pencher. De guingois. Comme tant d'entre nous.

Publié dans Nantes

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Un arbre en automne

Publié le par Carole

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     Il était si vif, si courageux, dans l'ombre de ses pères, ce petit arbre, déjà marqué au vieil or de l'automne, et pourtant droit et frais encore dans son élan vers la vie.
    Et ce chemin qui s'en allait, beaucoup plus loin que lui, moussu et sinueux comme une branche...

Publié dans Fables

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A ceux qui ne savaient que signer, à ceux qui ne savaient pas signer

Publié le par Carole

       Mon grand-père était un Buisson, venu de Fontaine-les-Coteaux, au-delà de Vendôme, lointain pays de troglodytes et de vignes... à peut-être trente kilomètres d'ici... Ma grand-mère, elle, était une Ferrand, et chacun sait que les Ferrand sont de Selommes depuis que le monde est monde, et depuis qu'il y a des Ferrand sur la terre... Enfin, depuis au moins trois bons siècles... puisqu'on retrouve leurs noms bien accrochés aux pages fatiguées des vieux registres.
    Ainsi, on peut le lire encore très nettement, c'était le vingt-trois août mil sept cent quarante, le prieur Segondat ensevelit au cimetière de Selommes le corps de Loüis Ferrand, laboureur, âgé de quarante-cinq ans, et mort le jour même (de quelle redoutable maladie, pour qu'on l'inhume ainsi aussitôt ?). La sépulture se fit en présence de Marguerite Fournier son épouse, et de Nicolas Ferrand son fils. Nicolas Ferrand le fils a signé, d'une écriture appliquée, inhabituée, malhabile et raide malgré l'élégance souple du d final  : nicolas ferand. Etaient aussi présents Jacques Ferrand, et Loüis Fournier, sans doute les frère et beau-frère du défunt, mais eux ont déclaré ne savoir signer. 
 
registre sépulture 1
 
    Un peu plus tard, en l'an mil sept cent quarante-six, Nicolas Ferrand fut l'heureux père d'une petite Anne - dont la mère était née Besnard comme mon arrière-grand-mère. Il a signé n. ferand, sur le registre tenu par le même prieur Segondat, de la même écriture appliquée que précédemment. Mais le temps avait passé, sa main s'était un peu rouillée... Sur la hampe trop lourde du d s'est égaré un petit pâté d'encre, et du beau prénom de Nicolas n'est plus restée que l'initiale. La marraine de l'enfant était Marie-Anne Bizieux, qui, elle, a déclaré ne savoir signer.
 
registres 2
 
    Louis, Marguerite, Nicolas, Anne, et vous aussi Marie-Anne, petite marraine ignorante, vous mes ancêtres, vous mes cousins perdus, depuis trois siècles la poussière de vos os, mangée des bêtes et des racines, s'est mêlée à la terre rousse et battue de vent de ces grands champs de Beauce que vous avez si durement cultivés. Pourtant il me semble aujourd'hui que vous voilà tout près de moi, et que vous faites cercle, et que vous chuchotez, bien vivants, et que vos rudes mains durcies de cals, cousues de cicatrices et striées d'engelures, s'approchent doucement de la mienne, frêle au travail et de peau bien trop fine, pour me conduire sur les chemins perdus.
    Et il me semble que c'est vous, vous tous, vous qui ne saviez que signer, et vous qui ne saviez pas signer, qui tenez maintenant mes doigts dans les vôtres, vous qui guidez ma main, pour écrire lentement des mots venus de loin.
    Oui,  il me semble vraiment que c'est vous, vous les laboureurs, vous les pauvres gens, vous qui ne saviez pas signer, et vous qui ne saviez que signer, vous tous enfin, qui posez là, tout en bas de la feuille, de vos plumes alourdies d'humbles joies et de souffrances amères, de longue peine et de rude courage, vos vieux noms oubliés.

Publié dans Le village : Selommes

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Le silo

Publié le par Carole

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Ainsi, te voilà, toi, te voilà encore ! On te voit de partout... Où qu'on aille ici tu es à l'horizon, un peu brumeux dans le lointain, vaste et pensif comme ces châteaux, ces montagnes et ces ponts qu'on aperçoit à l'arrière-plan des tableaux de la Renaissance - presque beau.
Oh, je peux bien te tutoyer, va, je t'ai si bien connu...
 
Je t'ai haï, tu sais. Quand tu ronflais près de moi de tous tes naseaux brûlants, et que mon père passait les nuits à travailler dans les entrailles de ton grand corps de monstre, allant et venant là-bas, parmi les feux tournants, petite ombre que l'ombre aurait pu engloutir.
Je t'ai aimé, aussi, je t'ai tant aimé. J'ai couru sous tes hautes murailles, j'ai joué dans les grands tas de grains parfumés d'été qui se déversaient un peu gras, comme l'abondance, dans tes cours poussiéreuses.
J'ai suivi en vélo, sur la route, jusqu'à perdre le souffle, les longs trains débordants qui s'arrachaient lourdement de tes dents, pour partir vers le monde en sifflant, chargés de toutes les moissons d'ici. 
 
Tu es né presque en même temps que moi, haut et droit, tout armé de béton, dans un coin de campagne tout parfumé de lilas et roucoulant de tourterelles. Mon grand-père t'avait ardemment désiré, tu devais être le joyau moderne de sa coopérative, fondée dans le vieil élan de 1936 et du Front populaire, et si jalousement aimée. La cathédrale de la Franciade - plus haute, plus belle, plus pure que les temples puissants de l'Union, sa rivale.
Mon père, ensuite, t'a fait grandir et prospérer. Nous sommes venus tous habiter contre tes flancs, dans la belle maison si blanche aux volets de bois vernis. Ton grand coeur de machine palpitait si fort près du nôtre qu'il nous semblait n'avoir pas d'autre vie que la tienne. Tu as grandi encore, sans fin, comme grandissent les ogres qu'on nourrit, tu es devenu immense et labyrinthique, vraie cité de Minos, splendide et terrible, avec tes étages et tes cuves, tes citernes et tes balances, et tes séchoirs ardents. De longues files de tracteurs venaient, l'été, t'apporter l'offrande des moissons dans le vacarme des moteurs. Nous t'admirions de pouvoir attirer à toi de telles foules de fidèles. Ta gloire était un peu la nôtre.
Mais tu étais exigeant, intraitable comme un dieu. Un jour nous t'avons quitté.
La maison blanche, ensommeillée, abandonnée, est peu à peu devenue toute grise.
 
Aujourd'hui, je ne te fréquente plus que de loin. Quand je reviens au village, et que je t'aperçois au détour d'un chemin, je te regarde avec un calme dont jamais autrefois je ne me serais crue capable.
Je t'observe à distance, je ne t'admire plus, tu ne me fais plus peur. Je me dis simplement que tu n'es qu'un silo, après tout. Des gens te doivent leur emploi, des agriculteurs continuent à te confier leurs récoltes. Tu es là, on a besoin de ton labeur et de tes forces, dans ce petit village si fragile, et c'est très simple, et c'est ce qui doit être.
Moi, maintenant, ça m'est égal, de toute façon. Je ne t'en veux plus. Je ne t'aime plus non plus. 

Publié dans Le village : Selommes

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Peau de pierre

Publié le par Carole

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Eglise de Selommes - Loir-et-Cher
 
 
L'église est toute simple et n'a qu'un chevet plat, admirable pourtant par l'appareillage très rare de ses pierres. Haute et rude bâtisse fortifiée, elle porte ce mur avec une élégance calme qui surprend tous les visiteurs - comme une large paysanne porterait avec grâce un fichu de soie pure sous sa cape de bure.
Il paraît que cet étrange ornement lui vient d'une ancienne villa gallo-romaine, d'un sol de mosaïque peut-être, qu'on aurait posé là pour marcher jusqu'au ciel. Des savants se sont savamment penchés, avec leurs yeux cerclés d'or et de lettres, pour en déchiffrer le mystère, sur ce dallage aussi beau que naïf - mais jamais on n'a pu en savoir davantage.
 
Enfant, souvent je me perdais à compter les rangées de losanges, les alignements de rectangles, les champs d'épis couchés et les cercles vibrants de fleurs. Je me plaisais à étudier le sens de ce damier changeant et capricieux comme un labyrinthe, dense et serré comme une cotte de mailles.
Aujourd'hui, il me semble seulement voir une vieille à la peau de pierre écailleuse et usée, tendant le dos à l'est, pour se chauffer en lézard au soleil du matin.
 
C'est que je ne suis plus un enfant, et que jamais je n'ai su me faire savante. C'est surtout qu'il m'est indifférent désormais que les choses aient un sens. Je me contente de regarder - c'est ma façon d'aimer.

Publié dans Le village : Selommes

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Le jet d'eau en automne

Publié le par Carole

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"Cet élancement brisé, cette chute...et comme cela indéfiniment" (André Breton, Nadja)
 
 
Ainsi, au Jardin des plantes, que le docteur Ecorchard, son fondateur, a rempli de symboles, le jet d'eau qui s'élève et retombe, pour s'élever encore, le vol clair des colombes aux ailes de nuages, et le reflet pensif des arbres penchés sur l'eau pour regarder le ciel, nous rappellent que tout tient dans un cercle. Tout. Même les images rectangulaires issues de l'appareil-photo.

Publié dans Nantes

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L'arc-en-ciel

Publié le par Carole

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 Zone industrielle de Nantes-Est, le 2 novembre 2012
 
 
 
J'étais arrêtée au feu rouge de la D723 - celui qui est si long, à l'entrée de la rue qui mène, à gauche, dans la zone industrielle. Soudain, par-dessus la route trempée de pluie, je l'ai vu apparaître, merveilleux : l'arc-en-ciel.
Splendide et chatoyant, posé comme un diadème dans la grise fourrure des nuages, il s'ouvrait au soleil, éventail précieux d'une dansante averse. J'ai démarré au feu vert et je l'ai suivi. Derrière les pylônes de la ligne à haute tension, il me faisait signe de tout son grand corps éblouissant. Plus loin, bondissant sur les toits de tôle des entrepôts de la zone industrielle, il m'appelait encore. Par-dessus la prison de la rue de la Mainguais, je l'ai vu s'éployer comme l'Aube de Rimbaud, immense et scintillant dans sa traîne irisée. Puis il m'a échappé. J'ai continué ma route, obstinée. Alors, une dernière fois, alors que je passais près des citernes du dépôt de gaz, il m'a souri tristement. Tout pâle et battu de pluie, il est resté un instant accroché aux barbelés. Puis il a disparu. Tout est redevenu béton gris, noir bitume.
Je ne lui en ai pas voulu. Il m'avait déjà guidée loin dans la banlieue, aussi loin qu'il lui avait été possible.
 
La beauté, quand on la croise sur un chemin sans grâce, ne transforme pas le chemin, mais elle nous y conduit. De sa main de rosée, de ses doigts de lumière, elle nous fait signe d'avancer. Un peu plus loin...

Publié dans Nantes

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Villa Brimborion

Publié le par Carole

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Fouillant parmi mes souvenirs de vacances, j'ai retrouvé cette photo. C'était, à D*** où nous ne devions passer qu'un après-midi, une maison charmante et inconnue, étroite et tarabiscotée comme un biscuit de Sèvres, qu'on s'apprêtait à démolir, sur le front de mer, pour la remplacer sans doute par un vaste immeuble de béton, aux balcons rationnellement distribués et aux baies largement ouvertes sur l'océan.
J'avais photographié rapidement la plaque de pierre usée, fêlée d'une large ride, sous la dure lumière qui accentuait les ombres. Je savais que je ne la reverrais jamais.
C'était le plein été, le chèvrefeuille fleurissait rouge, le ciel grandissait bleu - la villa Brimborion se mourait comme une vieille belle, dans ses parfums et ses bijoux.
 
Et aujourd'hui, fouillant parmi mes souvenirs fanés, tandis qu'en plein vent de novembre l'automne m'étreint de ses bras de grisaille, de ses mains de cisailles - comme elle me semble précieuse, comme elle me semble belle et vivante, cette villa d'un autre âge où jamais je ne suis entrée, et qu'étrangle déjà, là-bas, la griffe des bulldozers.
Car il n'y a rien, peut-être, de plus précieux, quand tout a disparu, que ces brimborions fragiles, babioles et bibelots du temps perdu, que le hasard, ce beau flâneur, absurde et généreux, offre à notre mémoire - en souvenir. 

Publié dans Fables

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Le fil

Publié le par Carole

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Comme elle tournait, la petite épeire, mince bobine, dans la toile qu'elle s'employait à bâtir, comme elle tournoyait, fuseau gracile. Et le fil né de rien, jailli du seul vertige de son corps minuscule, se tirait, se tendait, se nouait, et dessinait sa trame, et devenait une toile, vaste et belle, et désormais si nécessaire, sur le vide qu'elle emplissait de toute sa structure délicate.
Je l'ai regardée un moment, fascinée.
 
Car l'araignée est semblable à l'artiste qui arrache à sa seule existence la matière de son oeuvre, et, tournant sans fin sur lui-même, tirant sur le fil de son être, construit son univers comme une toile, en un magnifique et absurde équilibre, que seule la conviction vertigineuse de son effort soutient au-dessus du néant.
Et dans la toile viendra se prendre, comme un insecte assoiffé, notre espoir de trouver le sens et la beauté, attiré là par cette ardeur que l'esprit d'un autre a mise à les faire naître de son seul désir, à les cracher de sa seule substance, à les filer comme on file les rêves, pour qu'ils forment enfin un monde, un monde en ordre, un monde parfait, posé comme un grand pont tremblant par-dessus le néant.
 
Araignée, je pensais cela, et tu tournais toujours sur toi-même, folle bobine, incapable de t'arrêter, aussi prisonnière de ce fil que tu tirais de ton être que ceux qui bientôt viendraient s'y prendre.

Publié dans Fables

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Toussaint

Publié le par Carole

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Je traversais la vieille ville des morts, le coin des tombes anciennes qu'on ne fleurit plus.
Cette dalle effondrée m'a d'abord étonnée. Je me suis approchée, pour comprendre quel accident l'avait ainsi bouleversée. Et j'ai lu ceci :
 
"ICI REPOSE 
LE CORPS 
DE
FRANCOIS V****"
 
Etrange épitaphe, on en voit rarement de telles... LE CORPS...  rien que le corps. Et cette tombe sans repos, au contraire de ce qu'elle annonçait, ce caveau  bouleversé par on ne sait quelle rébellion...
Il a raison, ai-je pensé, ce François de Nantes, oui, il a bien fait de demander pour son tombeau cette profonde épitaphe. 
Car seul le corps des morts repose sous la terre, dans ce trou malaisé qu'on leur creuse et puis qu'on ferme de pierres lourdes. Rien d'autre.
Le roucoulement des tourterelles dans les soirs doux d'été, le battement d'horloge des mouches prisonnières dans la cuisine obscure, le cou blanc de la jeune fille, tout frisé de duvet sous le col de la blouse, le regard d'espérance de la mère penchée sur le berceau lentement balancé - rien, rien de tout cela n'y est.
On n'y trouve pas davantage l'argent avidement amassé, la jalousie recuite, la haine du voisin, ou les sottes rancoeurs. 
Ni les séparations amères, ni les deuils lents et sombres, ni l'implacable solitude de la vieillesse, ni la douleur des os quand la mort s'y allonge.
 
On creuse un trou, on le referme sur un corps, et sur la dalle on met un nom. Et on voudrait faire croire que c'est bien tout. Un nom, un âge, une date ou parfois deux - comme si une histoire humaine pouvait se réduire à si peu - brève encoche sur une frise chronologique, simple parcours d'une naissance à une mort, sous un nom d'emprunt que d'autres ont porté, que d'autres porteront.
Alors que l'existence a été si vaste, si emmêlée, si belle, si vile, si incompréhensible. Et qu'il serait temps enfin, maintenant qu'il n'y a plus de temps, maintenant qu'on est un peu plus loin, d'y voir clair.
 
C'est pourquoi il arrive, plus souvent qu'on ne croit, que l'âme inquiète d'un corps qu'on croyait tout à fait enterré se relève, brise le lourd cercueil, soulève les vieilles dalles, jette à bas les mensonges, émiette les mots creux posés sur le silence, pour s'en aller enfin, dans la grande liberté de la mort, à la recherche d'elle-même.

Publié dans Fables

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