A ceux qui ne savaient que signer, à ceux qui ne savaient pas signer
Mon grand-père était un Buisson, venu de Fontaine-les-Coteaux, au-delà de Vendôme, lointain pays de troglodytes et de vignes... à peut-être trente kilomètres d'ici... Ma grand-mère, elle, était une Ferrand, et chacun sait que les Ferrand sont de Selommes depuis que le monde est monde, et depuis qu'il y a des Ferrand sur la terre... Enfin, depuis au moins trois bons siècles... puisqu'on retrouve leurs noms bien accrochés aux pages fatiguées des vieux registres.
Ainsi, on peut le lire encore très nettement, c'était le vingt-trois août mil sept cent quarante, le prieur Segondat ensevelit au cimetière de Selommes le corps de Loüis Ferrand, laboureur, âgé de quarante-cinq ans, et mort le jour même (de quelle redoutable maladie, pour qu'on l'inhume ainsi aussitôt ?). La sépulture se fit en présence de Marguerite Fournier son épouse, et de Nicolas Ferrand son fils. Nicolas Ferrand le fils a signé, d'une écriture appliquée, inhabituée, malhabile et raide malgré l'élégance souple du d final : nicolas ferand. Etaient aussi présents Jacques Ferrand, et Loüis Fournier, sans doute les frère et beau-frère du défunt, mais eux ont déclaré ne savoir signer.
Un peu plus tard, en l'an mil sept cent quarante-six, Nicolas Ferrand fut l'heureux père d'une petite Anne - dont la mère était née Besnard comme mon arrière-grand-mère. Il a signé n. ferand, sur le registre tenu par le même prieur Segondat, de la même écriture appliquée que précédemment. Mais le temps avait passé, sa main s'était un peu rouillée... Sur la hampe trop lourde du d s'est égaré un petit pâté d'encre, et du beau prénom de Nicolas n'est plus restée que l'initiale. La marraine de l'enfant était Marie-Anne Bizieux, qui, elle, a déclaré ne savoir signer.
Louis, Marguerite, Nicolas, Anne, et vous aussi Marie-Anne, petite marraine ignorante, vous mes ancêtres, vous mes cousins perdus, depuis trois siècles la poussière de vos os, mangée des bêtes et des racines, s'est mêlée à la terre rousse et battue de vent de ces grands champs de Beauce que vous avez si durement cultivés. Pourtant il me semble aujourd'hui que vous voilà tout près de moi, et que vous faites cercle, et que vous chuchotez, bien vivants, et que vos rudes mains durcies de cals, cousues de cicatrices et striées d'engelures, s'approchent doucement de la mienne, frêle au travail et de peau bien trop fine, pour me conduire sur les chemins perdus.
Et il me semble que c'est vous, vous tous, vous qui ne saviez que signer, et vous qui ne saviez pas signer, qui tenez maintenant mes doigts dans les vôtres, vous qui guidez ma main, pour écrire lentement des mots venus de loin.
Oui, il me semble vraiment que c'est vous, vous les laboureurs, vous les pauvres gens, vous qui ne saviez pas signer, et vous qui ne saviez que signer, vous tous enfin, qui posez là, tout en bas de la feuille, de vos plumes alourdies d'humbles joies et de souffrances amères, de longue peine et de rude courage, vos vieux noms oubliés.