Le silo
Ainsi, te voilà, toi, te voilà encore ! On te voit de partout... Où qu'on aille ici tu es à l'horizon, un peu brumeux dans le lointain, vaste et pensif comme ces châteaux, ces montagnes et ces ponts qu'on aperçoit à l'arrière-plan des tableaux de la Renaissance - presque beau.
Oh, je peux bien te tutoyer, va, je t'ai si bien connu...
Je t'ai haï, tu sais. Quand tu ronflais près de moi de tous tes naseaux brûlants, et que mon père passait les nuits à travailler dans les entrailles de ton grand corps de monstre, allant et venant là-bas, parmi les feux tournants, petite ombre que l'ombre aurait pu engloutir.
Je t'ai aimé, aussi, je t'ai tant aimé. J'ai couru sous tes hautes murailles, j'ai joué dans les grands tas de grains parfumés d'été qui se déversaient un peu gras, comme l'abondance, dans tes cours poussiéreuses.
J'ai suivi en vélo, sur la route, jusqu'à perdre le souffle, les longs trains débordants qui s'arrachaient lourdement de tes dents, pour partir vers le monde en sifflant, chargés de toutes les moissons d'ici.
Tu es né presque en même temps que moi, haut et droit, tout armé de béton, dans un coin de campagne tout parfumé de lilas et roucoulant de tourterelles. Mon grand-père t'avait ardemment désiré, tu devais être le joyau moderne de sa coopérative, fondée dans le vieil élan de 1936 et du Front populaire, et si jalousement aimée. La cathédrale de la Franciade - plus haute, plus belle, plus pure que les temples puissants de l'Union, sa rivale.
Mon père, ensuite, t'a fait grandir et prospérer. Nous sommes venus tous habiter contre tes flancs, dans la belle maison si blanche aux volets de bois vernis. Ton grand coeur de machine palpitait si fort près du nôtre qu'il nous semblait n'avoir pas d'autre vie que la tienne. Tu as grandi encore, sans fin, comme grandissent les ogres qu'on nourrit, tu es devenu immense et labyrinthique, vraie cité de Minos, splendide et terrible, avec tes étages et tes cuves, tes citernes et tes balances, et tes séchoirs ardents. De longues files de tracteurs venaient, l'été, t'apporter l'offrande des moissons dans le vacarme des moteurs. Nous t'admirions de pouvoir attirer à toi de telles foules de fidèles. Ta gloire était un peu la nôtre.
Mais tu étais exigeant, intraitable comme un dieu. Un jour nous t'avons quitté.
La maison blanche, ensommeillée, abandonnée, est peu à peu devenue toute grise.
Aujourd'hui, je ne te fréquente plus que de loin. Quand je reviens au village, et que je t'aperçois au détour d'un chemin, je te regarde avec un calme dont jamais autrefois je ne me serais crue capable.
Je t'observe à distance, je ne t'admire plus, tu ne me fais plus peur. Je me dis simplement que tu n'es qu'un silo, après tout. Des gens te doivent leur emploi, des agriculteurs continuent à te confier leurs récoltes. Tu es là, on a besoin de ton labeur et de tes forces, dans ce petit village si fragile, et c'est très simple, et c'est ce qui doit être.
Moi, maintenant, ça m'est égal, de toute façon. Je ne t'en veux plus. Je ne t'aime plus non plus.