Un roi
Dans son château de carton-pâte, assis sur son trône de bois blanc, vit un roi débonnaire. On le transporte sur un char comme un vieux souverain mérovingien, parmi les animaux et les enfants, dans les rues de la ville en liesse. Des fées le regardent passer, des papillons immenses se posent autour de lui. Sa couronne de plastique, piquée de perles grossières et de rubis factices, luit au soleil autant qu'une autre, dans ses dorures d'Epiphanie, et son simple manteau de velours rouge l'enveloppe de toute la dignité modeste qui lui sied. Il n'a d'autre escorte que quelques jeunes gens en blouson et désarmés. Il n'a d'autre sceptre qu'une main de justice, de raison et de charité, taillée dans un bout de carton emballé de papier doré, qui lui sert à saluer et à bénir, inlassablement, la foule heureuse.
Le roi du Carnaval année règne aussi au Bouffay. Comme son cousin parisien de Montmartre, il administre en Gargantua la commune libre de ce vieux quartier. Chaque année il y vendange joyeusement son carré de vigne en amitié, et chante en buvant de son petit vin clairet la devise éternelle de son beau pays : "Humour, bonté, gaieté ".
Maître du rire, de la fête et de la fantaisie dans ses domaines minuscules, il règne en dieu le père sur le plus vaste des royaumes : l'autre monde, revers du nôtre - le monde à l'endroit où tout est à sa place, où nul mot ne meurt, où aucune harmonie ne se perd, l'Eden que créent et que recréent, à l'infini, dans tous nos coeurs vivants, chaque instant de bonheur, chaque lueur d'humanité, chaque étincelle de la joie, chaque appel de la liberté, et chaque effort de la bonté.
-Utopie, dites-vous, songe-creux...
-Songe, oui, mais songe sage. Car prenez garde à cela : aucun rêve ne changera jamais le monde, mais seuls les hommes qui rêvent peuvent changer quelque chose à ce monde - ce terrible monde à l'envers où il nous faut bien vivre.