Sur les marches
Un après-midi de mars, j'ai croisé ce mendiant endormi. J'ai pris le cliché rapidement, honteusement. Juste un coup de déclencheur en passant, comme on fait quelquefois, parce qu'on a emporté l'appareil, et que quelque chose vous pousse, sans explication, sans raison, dans un sentiment de malaise, à vous intéresser à toutes sortes de choses ou d'êtres inconnus, brusquement entrés dans votre champ de vision parce qu'ils sont entrés dans le champ de votre viseur.
A ce cliché je n'ai plus repensé ensuite. Puis je l'ai retrouvé en triant mes photos. Et je l'ai regardé. J'ai vu alors tant de choses que je n'avais pas du tout vues, cet après-midi de mars, que j'ai voulu vous les montrer, à vous aussi. J'ai vu d'abord un homme qui s'était couché sur une pierre et y dormait à l'aise, la tête sur le bras, comme s'il était depuis longtemps habitué à n'avoir d'autres lits que les sols les plus durs, d'autre oreiller que son propre corps fatigué. J'ai vu un homme qui dormait en plein jour, parce que la nuit il lui avait fallu veiller, se défendre du froid, des autres mendiants, de dangers et d'angoisses que je ne peux pas même soupçonner. J'ai vu un homme qui se chauffait au soleil, comme une bête simple, une créature si dure au mal qu'elle s'offrait sans réserve à ce que la nature a de bon et de doux. J'ai vu un homme qui avait choisi, pour prendre son repos, les marches d'une église, parce qu'il n'y a en effet presque aucun lieu en ville pour s'allonger et dormir quelques heures - depuis longtemps les bancs, quand il en reste, sont conçus spécialement, avec la sinistre astuce qui fit imaginer à Louis XI la cage de La Balue, pour que les mendiants ne puissent s'y étendre. Et lorsque, parfois, la position allongée y est encore possible, les rondes des forces de l'ordre veillent à en déloger les dormeurs. J'ai vu, donc, sur ces marches d'église, un homme si habitué à être repoussé qu'il s'était niché là comme un mendiant du moyen-âge, s'en remettant à la piété de ceux dont la pitié lui avait fait défaut. Et puis j'ai vu un homme dont les traits écrasés, burinés, sous le rideau d'ombre qui le voilait comme un cadavre, ne pouvaient plus prendre de nom. Un homme sur le visage duquel la misère avait posé déjà le tampon gris dont on scelle, aux registres des morgues, la vie de ceux qui meurent anonymes, au coin des rues. J'ai vu un homme seul. J'ai vu un homme vieilli qui s'abandonnait en dormant, comme un jeune enfant. Un homme usé qui était encore dans ses rêves le petit être né d'une femme en travail, aimé ou délaissé, qui avait un jour vagi dans le berceau d'une pauvre demeure ou d'un sombre orphelinat. J'ai vu, enfin, ce bras tombé sur la dernière marche, et cette main qui dans le sommeil de l'homme s'était un instant tendue vers le monde, puis s'était refermée. Et j'ai vu aussi que si je n'avais pas pris la photo, de tout cela je n'aurais rien vu, habituée que je suis, comme tous les autres, à détourner les yeux de ce qui gêne ou de ce qui fait mal.
A ce cliché je n'ai plus repensé ensuite. Puis je l'ai retrouvé en triant mes photos. Et je l'ai regardé. J'ai vu alors tant de choses que je n'avais pas du tout vues, cet après-midi de mars, que j'ai voulu vous les montrer, à vous aussi. J'ai vu d'abord un homme qui s'était couché sur une pierre et y dormait à l'aise, la tête sur le bras, comme s'il était depuis longtemps habitué à n'avoir d'autres lits que les sols les plus durs, d'autre oreiller que son propre corps fatigué. J'ai vu un homme qui dormait en plein jour, parce que la nuit il lui avait fallu veiller, se défendre du froid, des autres mendiants, de dangers et d'angoisses que je ne peux pas même soupçonner. J'ai vu un homme qui se chauffait au soleil, comme une bête simple, une créature si dure au mal qu'elle s'offrait sans réserve à ce que la nature a de bon et de doux. J'ai vu un homme qui avait choisi, pour prendre son repos, les marches d'une église, parce qu'il n'y a en effet presque aucun lieu en ville pour s'allonger et dormir quelques heures - depuis longtemps les bancs, quand il en reste, sont conçus spécialement, avec la sinistre astuce qui fit imaginer à Louis XI la cage de La Balue, pour que les mendiants ne puissent s'y étendre. Et lorsque, parfois, la position allongée y est encore possible, les rondes des forces de l'ordre veillent à en déloger les dormeurs. J'ai vu, donc, sur ces marches d'église, un homme si habitué à être repoussé qu'il s'était niché là comme un mendiant du moyen-âge, s'en remettant à la piété de ceux dont la pitié lui avait fait défaut. Et puis j'ai vu un homme dont les traits écrasés, burinés, sous le rideau d'ombre qui le voilait comme un cadavre, ne pouvaient plus prendre de nom. Un homme sur le visage duquel la misère avait posé déjà le tampon gris dont on scelle, aux registres des morgues, la vie de ceux qui meurent anonymes, au coin des rues. J'ai vu un homme seul. J'ai vu un homme vieilli qui s'abandonnait en dormant, comme un jeune enfant. Un homme usé qui était encore dans ses rêves le petit être né d'une femme en travail, aimé ou délaissé, qui avait un jour vagi dans le berceau d'une pauvre demeure ou d'un sombre orphelinat. J'ai vu, enfin, ce bras tombé sur la dernière marche, et cette main qui dans le sommeil de l'homme s'était un instant tendue vers le monde, puis s'était refermée. Et j'ai vu aussi que si je n'avais pas pris la photo, de tout cela je n'aurais rien vu, habituée que je suis, comme tous les autres, à détourner les yeux de ce qui gêne ou de ce qui fait mal.