Un monde de couleurs

Publié le par Carole

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"Une couleur qui n'est pas regardée est une couleur qui n'existe pas. Une robe rouge n'est plus rouge lorsque personne ne la regarde." (Michel Pastoureau, Dictionnaire des couleurs de notre temps).
 
"- Comment ? vous n'avez pas de verres de couleur ? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n'avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau ?" (Baudelaire, "Le Mauvais vitrier")
 
 
Un artiste américain nommé Andrew Miller mène en ce moment une expérience fort intéressante.
Il repeint chaque jour en blanc un objet qu'il choisit parmi ces articles de marque, aux teintes criardes et aux logos bavards, qui forment notre quotidien de consommateurs.
Cornet de frites du Mac Do, boîte de soupe Campbell's, briquet Bic, bouteille de Coca-Cola, carte American Express, jusqu'au kilt écossais du Scotch et aux facettes pivotantes du Rubiks'cube... tout passe sous le rouleau blanc du peintre - intégralement, jusqu'aux frites et aux grains de sel - tout devient givre et glace. Le peintre travaille en direct, et chacun peut suivre sur son site, jour après jour, l'avancée de cet étonnant blanchiment de nos vies :   http://brandspirit.tumblr.com
 
Toutes ces couleurs éteintes dans le blanc, ce silence des mots immaculés, cette unité retrouvée, c'est apaisant comme la neige au matin,  frais comme un carreau lavé, doux comme un drap qui sèche au jardin.
On réapprend lentement à regarder, à reconnaître les formes familières sous leur sobre apparence - et l'on se sent un peu comme un aveugle plus savant que ceux qui voient.
 
Pourtant, je ne veux pas me contenter de ce blanc.
Car ce blanc-là, intense, illimité, n'existe pas dans la nature vivante, un tel blanc ne peut nous offrir que le néant et le froid de la mort, si l'on ne sait y tracer des pistes, planter dans sa banquise les drapeaux bariolés qui nous feront aimer le monde comme une patrie fraternelle.
 
J'ai envie de couleurs.
 
Une fois le monde ripoliné à neuf, passé au lait de chaux, nettoyé des teintes usurpées du mensonge, dépouillé des parures criardes du commerce et de la propagande,
ce que j'aimerais,
c'est qu'on laisse venir, du fond des êtres, du creux des choses, jusqu'à nos yeux nés pour s'émerveiller, toutes ces couleurs qu'on ne voyait plus, qu'on ne savait plus voir.
On s'apercevrait alors, par exemple, que les hommes n'ont jamais été ni blancs, ni noirs, ni jaunes, mais qu'ils sont en réalité, et depuis toujours, bleus comme le ciel qui traverse leurs yeux, rouges comme le sang qui fait battre la marée de leurs veines, dorés comme le nid des astres aux branches de la nuit, verts comme la terre quand elle est nourricière.
On remarquerait peut-être, dans les rues éclairées, sous l'arc-en-ciel des pluies, sous les mordorures du soleil, des yeux couleur du temps, des pensées bigarrées, des bleus à l'âme à soigner d'un rire jaune, et, sur le dos des vitriers errants, ces verres roses et rouges qui nous font voir le monde en beau.
On discernerait enfin la couleur des voix et celle des parfums, celle des heures qui viennent et des ombres qui passent.
Le monde ne serait plus, ni une vitrine encombrée, ni une page blanche, mais un vaste poème, un tableau où chacun, de son doigt d'enfant trempé dans l'encre ou dans la gouache, poserait les couleurs de sa vie.
 
Et, là-bas, dans son jardin veillé par les démons autant que par les anges, le vieil artiste serait enfin satisfait de son oeuvre.

Publié dans Fables

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V
Très joli texte ! Merci
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C
<br /> <br /> Merci vitrier. J'ai toujours eu "envie de couleurs", comme Baudelaire.<br /> <br /> <br /> <br />
V
Ne cesse pas de colorier de vie les espaces de tes partages...<br /> <br /> Voilier
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C
<br /> <br /> Je vais essayer...<br /> <br /> <br /> <br />
V
Je n'ai pas vu le blanc, seulement la couleur de tes mots :)
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C
<br /> <br /> Mais ils se détachaient tout de même sur le blanc...<br /> <br /> <br /> <br />
A
Ton texte est magnifique, la vie pulse en couleur, mais parfois n'avons-nous pas envie d'être passés au blanc pour qu'enfin une couleur apparaisse, celle dont nous rêvons et que nous ne savons pas<br /> définir ?
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C
<br /> <br /> Le blanc est ici une étape, que je crois nécessaire en effet. Car les couleurs criardes de notre monde actuel ont "usé" nos regards, qui doivent réapprendre la couleur.<br /> <br /> <br /> <br />
S
Eloge des couleurs et de la vie, bel écrit qui me fait penser à un manifeste auquel j'adhère de suite à la fois pour sauver notre regard et pour sauver les couleurs. Je suis heureuse de te lire.<br /> Suzâme
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C
<br /> <br /> Un manifeste, pourquoi pas ?<br /> <br /> <br /> Merci, Suzâme.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />
P
Tant de blanc me glace ... et me fait apprécier encore davantage la diversité des couleurs ! c'est sans doute le repère qui donne à savourer les couleurs de la vie ...<br /> Merci Carole, bonne soirée, Plume .
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C
<br /> <br /> Un repère, je pense que c'est bien cela.<br /> <br /> <br /> <br />
A
Imagine un blanc timide, un blanc qui sait que toutes les couleurs s'unissent en lui et qui ne veut révéler que ces teintes, ces vies de l'arc-en-ciel ! J'ai rêvé, je rêve encore d'une page blanche<br /> où un seul mot se poserait qui dirait le coeur de l'homme. Pour toi !
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C
<br /> <br /> Un seul mot, le "blanc" de tous les mots : nous en rêvons tout en redoutant de le trouver un jour. De nos efforts pour trouver ce seul mot naissent tant de textes, tant de mots...<br /> <br /> <br /> Merci, Anne, de ce "pour toi !".<br /> <br /> <br /> <br />
Z
c'est à la fois amusant et désespérant de constater que nous avons tous les mêmes idées...
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C
<br /> <br /> Les mêmes idées, mais avec beaucoup de nuances, et ce sont ces nuances qui sont l'essentiel : comme pour les couleurs, en somme.<br /> <br /> <br /> <br />
Z
intéressante les lectures de l'article et des commentaires. Je clique sur le lien et je vois comment pense cet artiste....
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C
<br /> <br /> Voir, on le peut, mais savoir ce qu'il pense vraiment m'a paru plus difficile. Il y a une telle distance entre le nom "brand spirit", et l'étrange spiritualité qui émane de tout ce blanc...<br /> <br /> <br /> <br />
D
Bonjour,<br /> Oh que c'est bon ce genre d'article. Passionnant même. Couleur, noir et blanc. Ce que fait cet artiste est vraiment surprenant. Ce qui est étrange, c'est que nous sommes influencés. difficile de ne<br /> pas chercher instinctivement "les couleurs manquantes" quand on voit les objets. Tout ça rejoint ce qui se passe avec la photo en noir et blanc. Tout individu va aller chercher dans "son vécu" les<br /> couleurs qui vont lui convenir. Est-ce pour cette possibilité que le noir et blanc plait autant? la liberté de choix?<br /> merci pour ce bon moment
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C
<br /> <br /> Et merci pour votre commentaire chaleureux qui me fait tant plaisir !<br /> <br /> <br /> <br />
J
La blancheur comme le silence permettent de mettre en valeur les couleurs, les sons les plus ténus sous l'oeil bienveillant de la lumière. Joëlle
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C
<br /> <br /> Le blanc n'a pour sens que de faire surgir la couleur, plus pure et plus forte : je crois que nous sommes bien d'accord, Joëlle<br /> <br /> <br /> <br />
G
Je ne crois pas au blanc pur, çà n'existe pas, sauf que le blanc est la couleur obtenue en additionnant toutes les couleurs ... du blanc pour l'œil, et si la somme de toutes les longueurs d'ondes<br /> donne du blanc, ... par une lumière blanche), et le noir est obtenu par le mélange de toutes les couleurs.
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C
<br /> <br /> Tu parles en spécialiste, là, et même en physicien !<br /> <br /> <br /> Mon peintre se contente bien sûr, comme tous les peintres, d'un blanc pour l'oeil, mais il est vraiment "complet", son blanc, et glaçant : j'ai mis le lien, c'est surprenant à voir.<br /> <br /> <br /> De toute façon, moi, je ne crois qu'aux couleurs, comme je l'ai écrit. Et en cela, évidemment, je te rejoins.<br /> <br /> <br /> <br />
E
C'est une belle réflexion qui amène à positiver son regard , sa vie . Créer sa propre couleur de l'âme. Je pense que , déjà , le poète, le peintre , le photographe arrive à un certain niveau de<br /> regard . Mais il faut savoir prendre le temps de s'arrêter pour regarder.Douce nuit, bises Carole<br /> PS Les objets blancs m'ont glacée , j'avais l'impression de voir le néant.
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C
<br /> <br /> "Prendre le temps de s'arrêter pour regarder", je sais que c'est là ta devise, Erato, et je l'approuve totalement.<br /> <br /> <br /> Ces objets blancs sont "glaçants", je l'ai pensé aussi - et écrit.<br /> <br /> <br /> <br />
J
Bonsoir Carole ! Le blanchiment de nos vies, j'ai suivi le lien... blanc de chez blanc ! Ceci pour nous amener à cela... regarder les couleurs sous un oeil nouveau, toutes les couleurs de la<br /> vie.... Intéressant écrit, j'ai aimé ma lecture ! Bonne nuit Carole, jill
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C
<br /> <br /> C'était bien cela : regarder le monde en couleurs, mais sous des couleurs qui seraient bien les nôtres, et non plus les couleurs imposées du commerce.<br /> <br /> <br /> Carole<br /> <br /> <br /> <br />