Petite prière d'un marchand de costumes
"Fais que nous nous aidions mutuellement à porter le fardeau d'une vie pénible et passagère ; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules [...], ne soient pas des signaux de haine et de persécution"
(Voltaire, Prière à Dieu).
Les élections avaient inspiré le marchand de costumes qui avait monté cette vitrine pleine de soleil en ce mois de mai, après le premier tour et dans l'attente du second.
Dérision carnavalesque, souvenir de la candidature et du mariage de Coluche, grimace à la de Funès, sentiment que la mise en scène médiatique réduit les politiques à endosser des costumes interchangeables, réminiscence aussi du musée Grévin où toute célébrité se fige et s'apaise dans un sourire de cire, tout se mêlait dans cette vitrine rieuse.
Et puis, je crois, il y avait quelque chose d'autre, un sentiment poignant sous le rire affiché, une sorte de prière naïve et informulée, qui avait poussé l'auteur de cette curieuse installation à prêter un corps de femme aux deux candidats, revêtus pourtant des habits les plus traditionnellement masculins qui soient - l'uniforme militaire du gendarme et la salopette de l'artisan -, et à leur faire, contre toute attente, après tant de débats houleux et d'invectives, se serrer la main et avancer d'un même pas.
Une prière naïve, qu'il me semble entendre monter en ce soir des résultats, joyeuse et fervente, et que, dès demain, tout à l'heure peut-être, la triste réalité quotidienne et la désillusion auront étouffée et rendue muette :
"Candidat élu, toi le nouveau président,
Sois homme et sois femme - n'oublie pas d'être femme aussi.
Sache tendre la main à tes adversaires et effacer jusqu'au souvenir des luttes qui t'ont porté si haut.
Sois généreux comme un resto de Coluche, pense toujours, pense d'abord à ceux qui souffrent ; combats pour eux sans trève, en bon soldat.
Sous ton costume du bon faiseur, n'oublie pas la salopette rugueuse de ceux qui travaillent aux plus humbles tâches, ne laisse pas les pires faire semblant de porter la couleur du bleu de chauffe.
Que ton autorité soit aussi dépourvue de danger que les colères du gendarme de Saint-Tropez - et qu'elle soit bienveillante comme son âme de brave type.
Dans tes bureaux silencieux et lointains, laisse entrer les reflets de la rue, et toute la rumeur du monde ; surtout ne t'enferme jamais loin des hommes.
Sois celui qui nous donnera la joie quand nous penserons à demain, et la parole libre quand nous parlerons d'aujourd'hui.
Et, dans les ors de ton palais, là-bas, quand tu seras tenté par tous ces mauvais rêves qui assaillent les présidents, souviens-toi quelquefois de la pauvre prière du marchand de costumes."
Mais comment expliquer que, déjà, ayant lentement écouté, dans la paix du soir, ces mots très simples, je me prenne à soupirer et à douter ?
Qui m'a faite si incertaine ?
Réalité, âpre réalité, bourreau-réalité, il fait grand jour encore, ne tire pas tout de suite le rideau de fer, laisse-nous encore un moment, rien qu'un moment, un tout petit moment de joie et de soleil.