Un violoniste
Nantes - rue de Verdun
Il jouait du violon dans la rue, juste devant l'immense vitrine de "chez Decré" - comme on dit ici à Nantes pour les Galeries Lafayette.
Il jouait l'une des Danses hongroises de Brahms, et même il la jouait plutôt bien. Pas du tout comme un mendiant des rues, mais comme quelqu'un qui aurait longuement appris le violon, puis qui aurait un peu oublié, qui s'y serait remis sur le tard.
Quel coup dur l'avait jeté là, dans la rue, avec son violon ?
On en voit de plus en plus, de ces gens plus tout jeunes, qui viennent avec un instrument tenter leur chance dans le vacarme de la ville, et à qui on jette, parfois, une pièce en passant.
Je l'écoutais... un tempo un peu lent, peut-être... mais, tout de même, une assez belle interprétation... Puis j'ai vu ce vieux dans le reflet de la vitrine, qui s'avançait en fouillant ses poches. J'ai entendu la pièce sauter sur le pavé en cliquetant. Et je me suis souvenue.
De tout.
Du jour où, enfant encore hésitant, il avait joué pour la première fois sur son violon.
Des rêves qu'il avait faits, ensuite, quand il était au conservatoire, et qu'il s'entraînait, chaque soir, plusieurs heures, après le lycée, devant la glace de l'armoire, dans sa chambre.
Des longues, si longues conversations qu'il avait eues avec son double, le grand soliste invité sur toutes les scènes du monde. Des applaudissements inouïs qu'il avait reçus de ce public fabuleux qui l'avait acclamé, qui l'avait bissé, des milliers de fois, en toutes les langues du monde, devant son reflet ébloui. Et puis de l'échec au dernier concours. Du violon rangé dans son étui sur une étagère de l'armoire, derrière le miroir terni, avec les partitions du virtuose et les applaudissements du public de New York. Du travail sans honneur, sans bonheur dans la petite entreprise qui l'avait embauché comme comptable ou magasinier. Des années ternes. De la première fois où le vieux s'était approché, sans rien dire, dans la petite glace embuée de la salle de bain, avec son chapeau de feutre gris, sa barbe grise, sa peau grise, ses yeux gris, son fin sourire tout gris. De l'habitude qu'ils avaient prise peu à peu, tous les deux, de converser sans bruit, de parler de tout - d'avant, de l'échec, des jours gris. De la façon dont le vieux hochait toujours la tête, en le regardant de ses yeux de plus en plus pâles, de plus en plus fatigués. Des soucis. Des mots embarrassés qu'on avait eus pour lui faire comprendre qu'il n'avait plus le profil des emplois auxquels il postulait, avec ses cheveux grisonnants et ses poches sous les yeux. Du jour où l'argent avait tellement manqué qu'il s'était décidé. Il avait marché un moment rue de Verdun, avec le violon. Il avait remarqué, assis à la terrasse du "Pilori", le café de la petite place, au bout, le vieux qui avait l'air d'attendre, tout seul. Il lui avait fait un petit signe. Et puis, sans bien savoir pourquoi, il s'était installé là, tout près, devant la vitrine de "Chez Decré", il avait sorti le violon de l'étui, il avait placé une pièce de cinquante centimes qui avait brillé d'un éclat inattendu sur la suédine grise, et il avait commencé à jouer, tournant le dos à son reflet tellement plus grand que lui.
Des longues, si longues conversations qu'il avait eues avec son double, le grand soliste invité sur toutes les scènes du monde. Des applaudissements inouïs qu'il avait reçus de ce public fabuleux qui l'avait acclamé, qui l'avait bissé, des milliers de fois, en toutes les langues du monde, devant son reflet ébloui. Et puis de l'échec au dernier concours. Du violon rangé dans son étui sur une étagère de l'armoire, derrière le miroir terni, avec les partitions du virtuose et les applaudissements du public de New York. Du travail sans honneur, sans bonheur dans la petite entreprise qui l'avait embauché comme comptable ou magasinier. Des années ternes. De la première fois où le vieux s'était approché, sans rien dire, dans la petite glace embuée de la salle de bain, avec son chapeau de feutre gris, sa barbe grise, sa peau grise, ses yeux gris, son fin sourire tout gris. De l'habitude qu'ils avaient prise peu à peu, tous les deux, de converser sans bruit, de parler de tout - d'avant, de l'échec, des jours gris. De la façon dont le vieux hochait toujours la tête, en le regardant de ses yeux de plus en plus pâles, de plus en plus fatigués. Des soucis. Des mots embarrassés qu'on avait eus pour lui faire comprendre qu'il n'avait plus le profil des emplois auxquels il postulait, avec ses cheveux grisonnants et ses poches sous les yeux. Du jour où l'argent avait tellement manqué qu'il s'était décidé. Il avait marché un moment rue de Verdun, avec le violon. Il avait remarqué, assis à la terrasse du "Pilori", le café de la petite place, au bout, le vieux qui avait l'air d'attendre, tout seul. Il lui avait fait un petit signe. Et puis, sans bien savoir pourquoi, il s'était installé là, tout près, devant la vitrine de "Chez Decré", il avait sorti le violon de l'étui, il avait placé une pièce de cinquante centimes qui avait brillé d'un éclat inattendu sur la suédine grise, et il avait commencé à jouer, tournant le dos à son reflet tellement plus grand que lui.