Le morta
Dans sa collection, le vieil homme avait rangé aussi quelques pièces de "morta" - noires comme du coke, mais lourdes comme du marbre.
Le "morta", étrange matière qui tient encore du bois, et dont on fait des meubles, mais qui s'approche de la pierre par sa rigidité et sa densité minérale, est en réalité un résidu fossile des grands chênes de Brière. Car la Brière fut, il y a cinq mille ans, une vaste forêt de grands chênes altiers, engloutie comme une cité d'Ys par un de ces raz-de-marée tragiques qui affectent parfois les côtes de Bretagne.
— Et on en trouve beaucoup, du "morta" de chêne, en Brière ? avons-nous demandé.
— Oh oui, partout... Quand j'étais enfant j'en ramassais sans arrêt. C'est rouge, voyez-vous, sous l'eau, et encore assez mou. Je m'amusais à façonner sous l'eau des petits canots, des bonshommes, des maisons, ce genre de chose, ça se travaille très bien tant que ce n'est pas sec, le morta. C'est rouge et mou, sous l'eau, mais dès qu'on le sort à l'air, ça devient noir, ça se durcit...
Comme la vie, ai-je pensé, en regardant ces jeunes mains caresser le "morta" sombre et lourd que leur avait tendu le vieil homme.
Comme la vie, ardente, légère et malléable, qu'on façonne en aveugle, à la forme de ses rêves d'enfant, avec des mains maladroites, libres encore, sous l'eau des années incertaines, et qui se durcit ensuite, si vite, si difficile à retailler, belle ou laide, implacable – souveraine.