Le monstre à la fenêtre
On rencontre assez souvent dans la ville des fenêtres qui sont comme de petits théâtres pauvres, où des acteurs modestes, sombres ou lumineux, se mettent en vitrine comme ils se mettraient en scène. Ce soir-là, j'avais croisé ce monstre à la fenêtre, qui me tirait la langue et posait sur moi ses yeux vides.
C'était un simple visage de gargouille ou de mascaron, qu'on venait de tailler dans la pierre, ou de modeler dans la glaise, et qu'on avait posé, en attendant de le parfaire sans doute, derrière la vitre sale, pour effaroucher le passant - ou le séduire peut-être. Ce n'était d'ailleurs pas tout à fait encore un monstre, juste une ébauche de monstre, une hideur vague et pâle, incertaine, en train de naître de l'obscur.
On aurait pu croire à un reste de douceur dans ses joues osseuses, au parfum roux des feuilles de l'automne dans sa chevelure raide. Si seulement la fenêtre n'avait pas été si sale, si la pièce n'avait pas été si sombre, si quelqu'un avait ouvert l'épais carreau, cette face égarée aurait encore pu s'éclairer, on aurait vu surgir un visage sous ce masque, ou bien même on aurait réussi à l'arracher à son trou d'ombre, à le suspendre bien à sa place, près d'une sainte ou d'une tourterelle, sur la gouttière d'une vieille église ou au fronton d'un palais moussu. Enfin on aurait pu... oui, on aurait pu entreprendre quelque chose pour que le monstre ne soit plus un monstre.
Mais là, devant la fenêtre sale et noire, on le regardait prendre forme sans savoir quoi faire. On se contentait, détournant les yeux après la première surprise, de sourire avec indulgence, ou de hausser les épaules, et l'on passait son chemin, sans y penser davantage.
C'est ainsi, presque toujours, quand on voit naître un monstre, quelque part dans l'obscur. On croit toujours ne pas savoir, on préfère oublier. La paix est à ce prix. La guerre aussi.