La porte entrouverte
"Qui est né à Nantes comme tout le monde. Qui est né à Nantes ? Pierre Roy comme tout le monde. Tout le monde le vaste monde..." (Aragon)
En ces temps de guerrières commémorations, pourquoi ne pas célébrer aussi ces morts qui mènent en paix, mais sans répit, la guerre à la sottise, à la laideur, à la banalité, à l'indifférence ? Je voudrais vous parler d'une photo, et de Pierre Roy.
L'an passé, un après-midi où j'étais allée voir René-Guy Cadou, comme je le fais quelquefois, j'avais photographié cette porte entrouverte, étrangement invitante, au cimetière de la Bouteillerie. Je la trouvais tellement surréaliste.
Et voilà qu'ouvrant hier dans une librairie de la ville l'excellent guide d'Eric Lhomeau et Karen Roberts sur Les Artistes dans les cimetières nantais, je suis immédiatement tombée - vraiment j'ai trébuché - sur une petite représentation grisâtre et inclinée de ce caveau. Un peu redressée, et lisant plus avant, j'ai découvert que c'est dans ce monument, exactement celui-là, que repose - mais peut-il vraiment reposer ? - Pierre Roy, remarquable peintre, ami d'André Breton et des tout premiers surréalistes - et, oserais-je dire, l'un de mes amis personnels, tant je lui ai rendu de visites, 21 rue du Port, au musée des Beaux-arts.
Pierre Roy... ici. Je l'ignorais tout à fait quand j'avais pris ma photo, puisque rien ne l'indiquait au fronton du tombeau.
Ainsi, je ne m'étais pas trompée. Cette tombe, rencontrée par hasard - par un de ces hasards qui nous approchent de la vérité plus sûrement que toute volonté - est tout à fait surréaliste, et ce mort qui joue à inviter les vivants, ce mort qui sort par la porte comme l'un d'entre nous, c'est bien lui, le peintre en guerre éternelle contre l'évidence et l'ennui. C'est lui qui m'a appelée quand je passais, c'est lui qui m'a demandé de prendre cette photo, sans recul, en équilibre sur une pierre tombale effritée, priant le ciel trop bleu que nul passant de ma connaissance ne m'aperçoive en pareille posture, et que le gardien alarmé ne vienne pas m'interpeller. C'est lui qui s'est moqué gentiment de moi en me voyant me tordre et grimacer, pour cadrer malgré tout. Et lui encore, sacré farceur, qui m'a poussée hier dans la librairie vers ce petit livre noir à peine visible sur son étagère, aussitôt entrouvert à la page qui parlait de lui...
Le musée est fermé depuis longtemps et pour longtemps, je ne peux plus passer lui rendre visite, 21 rue du Port, comme j'en avais autrefois l'habitude, dans cette maison dont la porte entrouverte conduit vers le mystère et vers la mer. Nous nous étions perdus de vue. Mais je sais maintenant qu'il est toujours vif, ce mort merveilleux, toujours alerte, toujours prêt à faire son bout de chemin avec les vivants. A vrai dire je l'ai toujours su.
Pierre Roy, Rue du Port
Et puis, tiens, puisque je vous ai parlé de la rue du Port, et du 21 - où habite et repose le mystère assassin du banal -, je vous donne aussi ce texte, que j'avais écrit il y a des années, quand la porte du musée ne s'était pas encore fermée comme un tombeau, qu'elle était encore entrouverte aux curieux :
Rue du Port
Rue du Port, au 21. Je vous donne l'adresse pour ce qu'elle vaut. C'est au musée des Beaux-Arts, dans le quartier tortueux et méconnu des tableaux de Pierre Roy, mais c'est peut-être ailleurs aussi. Peut-être même nulle part.
Rue du Port, au 21, la porte est toujours entrouverte. Du reste c'est une porte si étroite qu'elle ne pourrait suffire à renfermer sur son seuil d'algues peintes cette demeure ombreuse.
Rue du Port, au 21, une femme muette s'affaire à coudre un pan de tissu blanc - la grand voile du large, ou le linceul de nos départs.
Rue du Port, au 21, on voit deux portes : l'une s'ouvre sur une femme pâle au visage effacé, et qui ne nous voit pas ; l'autre, plus loin, s'ouvre sur un jardin d'île japonaise et de ciel maritime. Les deux portes sont bordées de noir comme deux faire-part de décès.
Rue du Port, au 21, les pièces en enfilade et rectangulairement encadrées comme dans une chambre noire promettent d'y voir plus clair.
Rue du Port, au 21, s'ouvre dans l'ombre calme un beau miroir où se reflète une femme cousant, telle que la peignit sur son île un marin solitaire. Dans ce tableau se reflète à son tour le rêve de la femme, tout chargé d'aventures et de mondes au loin, celui que le marin imagina pour elle.
Rue du Port, au 21, on ne sait si l'on trébuchera en s'avançant sur l'ombre épaisse et sans marches, ou si, glissant les yeux bien clos à travers le néant, on se noiera lentement dans cette eau glauque jetée sur le pavé par la sirène au front penché qui fait semblant de coudre.
Rue du Port, au 21, on entre comme en soi-même, dans une incertitude toujours renouvelée, par la porte entrouverte.