Les carpes
Rive de Loire - Anciens chantiers navals - Nantes
C'est aujourd'hui le 5 mai, le jour des Koïnoboris, ces manches à air en forme de carpes qu'on accroche au Japon dans les jardins, pour la joie des enfants. Il faut que je vous raconte la jolie légende que célèbrent ces poissons du ciel. La légende de la carpe qui avait remonté le fleuve...
C'était une carpe comme les autres, une carpe toute carpe, luttant dans le courant. Car telle était alors la vie des carpes, la dure vie des créatures du fleuve : remonter le courant, avancer en luttant, toujours combattre et sans fin s'évertuer contre le flot cruel. Aussi elle bondissait, cette carpe, elle luttait comme carpe, acharnée à survivre, contre l'eau qui la repoussait. Elle s'obstinait, recommençait, de toutes ses forces combattait, recommençait encore. C'était une carpe comme les autres, une carpe toute carpe, mais voilà que soudain les dieux du rivage la remarquèrent, et se mirent à l'aider et à l'encourager, car cette carpe-ci était – ainsi en avaient-ils brusquement décidé – de la race héroïque des carpes triomphantes.
Si bien qu'à son dernier effort, celui qui aurait dû la faire mourir d'épuisement, les dieux pris de pitié la changèrent en dragon. D'un bond de dragon-carpe elle atteignit alors la source, souple et légère comme une flamme. Elle était devenue éternelle, elle était maintenant l'enfant chéri du ciel.
Depuis, lacarpequiatantluttépourremonterlefleuvequelesdieuxl'ontchangéeendragon est le symbole du courage et de l'endurance obstinée, l'emportant sur tous les obstacles.
Il y en a tellement, de ces carpes du fleuve qui luttent et s'évertuent contre le flot contraire. Elles déploient toutes pour frayer leur route autant d'énergie que la carpe-dragon, peut-être même bien davantage. De temps à autre les dieux, qui aiment à faire les dieux, en sauvent une du flot et la changent en dragon. Mais les autres... que voulez-vous, elles sont si nombreuses à lutter... les autres, les dieux font semblant de ne pas les voir. Nul n'écrit leur légende, elles finissent épuisées et vaincues, échouées sur la rive, chair morte abandonnée, et nous nous écartons sans pitié quand nous rencontrons par hasard leur cadavre oublié pourrissant sur le sable.
Dans la foule obstinée des carpes toutes carpes, pourquoi choisir celle-ci, pour en faire un dragon scintillant bondissant vers les sources ? Pourquoi dédaigner celles-là, condamnées à se perdre dans le néant bourbeux ? Il y en a trop, bien sûr, de ces carpes du fleuve, mais... mais, tout de même, pourquoi celle-ci et jamais celles-là ? — Ah ça, personne n'en saura jamais rien, pas même les dieux du vieux rivage, qui vont, comme nous tous, au hasard des méandres. Mais taisons-nous plutôt, et laissons les enfants agiter dans le vent leurs grands koïnoboris colorés d'espérance.
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