Le triomphe du charcutier

Publié le par Carole

Le triomphe du charcutier
C'était comme un arc au triomphe tranquille, accoudé en vieil artisan sur un coin de vitrine, au milieu du pâté effondré des maisons démolies.
Deux piliers de passé en tablier bien rouge et en bleu de faïence. Une transparence de vitrine éclatée où flottaient encore vaguement des sourires de comptoir, des salutations de quartier derrière la caisse enregistreuse, et des frémissements de balance pesant à sous de pauvres gens chaque gramme de viande.
 
On ne démolit plus, à Nantes, ces façades de petits commerces que les Italiens de chez Jean Cortina sertirent de céramiques bon marché, colorées et inventives comme des bijoux Art Déco. Et ce bel arc, avec ses camaïeux de rouge, ses feuilles d'acanthe géométriques et ses lettres lamées d'argent, triomphe du travail bien fait et de la patience du carreleur, valait vraiment la peine qu'on s'était donnée pour le sauver, à coups de classements et de directives patrimoine.
 
J'ai essayé d'imaginer de quoi elle aurait l'air plus tard, une fois construite, la façade du grand ensemble en chantier, avec sa porte charcutière au triomphe d'arc modeste, hissant les couleurs du passé sur le béton grisâtre du présent.
Ce serait une étrange chimère, à coup sûr. Mais pas plus que nos rues piétonnes et muséifiées, pas plus que nos châteaux-forts restaurés tout confort, pas plus que...
Car c'est ainsi, aujourd'hui. De même que les villes du moyen âge, terrifiées par les raids à venir, bâtissaient leurs remparts avec la pierre des monuments romains, nous autres les Modernes, pleins du remords d'avoir détruit des mondes pour les rebâtir en poussière de béton, nous tentons de sertir nos existences grises dans les pans de beauté et de vies effondrées que nous sauvons des ruines. Espérant sans y croire, en nos coeurs mécréants de démolisseurs, que ces arches trop fragiles nous sauveront nous-mêmes de notre écroulement programmé.
 

Publié dans Nantes

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J
Le mélange de l'ancien et du neuf est parfois intéressant, mais c'est tout un art d'y parvenir même si tout est voué un jour ou l'autre à la disparition ultime. Bonne soirée. Amitiés. Joëlle
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Q
Je me demande aussi à quoi cela ressemblera... mais après tout, pourquoi pas ?<br /> <br /> "Espérant sans y croire, en nos coeurs mécréants de démolisseurs, que ces arches trop fragiles nous sauveront nous-mêmes de notre écroulement programmé."<br /> <br /> J'ai beaucoup aimé.
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M
Ce mouvement qui consiste à construire du neuf à l'arrière d'anciennes façades se nomme chez nous "façadisme" et a permis de préserver à Bruxelles quelques belles créations architecturales tout en mettant l'intérieur des bâtiments aux normes et au goût du jour. C'est donc en soi une action louable. L'ironie désespérée de ton regard et de ta plume sur cet exemple charcutier naît, me semble-t-il autant de la modestie de l'oeuvre que de ce qu'elle raconte d'une époque, d'humbles travailleurs et d'une vie de quartier qui ne reviendront plus. Alors oui, englober ce vestige dans quelque ensemble moderniste paraît soudain aussi naïf que cruel. Dérisoire. Car on ne fait pas revivre une époque, un mode de vie, une culture, en préservant quelques carreaux colorés. Mais, après avoir assassiné les petits commerces, on se donne bonne conscience.
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A
Inquiète, la cheminée se penche sur ce triomphe incongru de l'art s'appuyant sur du vide ... Quelle horreur va-t-on saucissonner autour de ce tombeau du charcutier inconnu, se demande-t-elle ?
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C
Excellent, Arielle, merci !
N
On se régale de ce poème philosophique. Il me semble qu'un Jacques Demi, ou plus encore une Agnès Varda, aurait célébré ce portique quasi égyptien, cette stèle, comme à pu le faire, de Chine, Victor Segalen.
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M
Bonjour Carole,<br /> <br /> Un arc de triomphe inattendu, surprenant et émouvant au milieu de ce chantier de destruction.<br /> J'aime à croire que les mots, les sourires, les confidences flottent encore comme d'étranges fantomes.<br /> Tu as une manière bien à toi de prendre une image et de nous broder de belles choses dessus.<br /> J'ai aimé.<br /> Bonne fin de journée Carole<br /> ;)
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M
Une vraie curiosité dont tu as su bien tirer parti! Comment ne pas en parler et se demander ce qui motive l'être humain!
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A
Gare à la déconvenue. Pas loin de chez moi une bâtisse maussade et verdâtre digne des plus beaux fleurons de l'architecture soviétique, a été construite derrière la belle façade néo mauresque d'une manufacture de tabac désaffectée. Le toc a triomphalement pris le pas sur le savoir-faire lent et patient de l'artisanat.
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J
A la façade, porte et fenêtre, on imagine le petit boucher du coin, comme j'en ai connu gamine, de quoi tenir à trois quatre clients et peu de choix à l'étal... Un beau jour commerce livré à la démolition, au modernisme, au changement qui sont les nôtres, visage et brique, avant.... eh oui !
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