Quijada de burro

Publié le par Carole

A la Folle Journée, j'avais découvert, en écoutant les Tembembe, invités dans la Grande Halle, un étrange instrument de percussion : une mâchoire d'os crépitante qui mêlait son rire jaune aux doux accents du théorbe et de la guitare. 
 
Bien sûr, m'a expliqué tout à l'heure le chanteur mexicain : c'est une mâchoire d'âne. Una quijada de burro. C'est fréquent au Mexique. On râcle les dents, et le son résonne très fort.
D'ailleurs, c'est toujours comme ça, quand on chante. Vous ne saviez pas ? La voix sonne à travers les os. Ce sont les os qui font résonner la voix, en réalité. Oui, tout à fait, les os. L'occipital, le frontal, le pariétal, le temporal, le sphénoïde, l'ethmoïde, le maxillaire, les nasaux, les lacrimaux, les mandibules...
Les mots claquaient comme les ossements d'Arthur, le vieux squelette tremblant de la salle de sciences naturelles qui m'effrayait tant, autrefois. J'ai entendu courir sur le pavé les vieilles danses macabres, les squelettes en folie frappant leurs tibias sur leurs crânes. J'ai vu passer la mort hideuse, riant grinçant de toutes ses dents jaunies...
 
Le musicien a fait une pause pour avaler son chocolat. Il a poursuivi, inlassable : la clavicule, l'humérus, les vertèbres, le sacrum, le sternum... Tandis qu'il montrait à mesure chacun de ces os où grandissait sa voix profonde, ses doigts avaient l'air de danser, de danser, sur toutes les dents de l'âne...
 
Et j'ai senti soudain, dans chacun de mes propres os vivants, frémir ces racines tranquilles qu'ils pousseront un jour comme un chant dans la terre, j'ai entendu claquer sur la tombe des heures le talon tournoyant des matins et des soirs.
 
Una quijada de burro. C'est si beau en effet. Une longue mâchoire cueillie à la carcasse palpitante d'un vieil âne épuisé d'esclavage, une paire de mandibules séchée au soleil des cadavres, bien décidée à rire et à claquer du bec, pour battre avec ses dents le grand pouls éternel de cette vie qui est la mort, de cette mort qui est la vie, inextricablement mêlées, dans l'immense fandango du monde.

Publié dans Fables

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C
Etrange et mystérieux ! Cela me fait penser au titre de Maurice Rollinat, "La mort lui ricane"...
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M
Des os pour exprimer la musique, des mots pour rendre cela unique, c'est beau comme le Mexique!
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A
Merci pour la découverte ! Oui, pour le chant c'est bien la boîte crânienne qui fait caisse de résonance, mais c'est bien plus compliqué... tout vibre ! et la colonne d'air ajoute sa pression fantastique. C'est très impressionnant... Le corps entier devient instrument de musique (et pas seulement les mandibules !), c'est un véritable "yoga".
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C
Merci pour ces précisions, Aloysia. Je me doutais bien que c'était un peu plus compliqué.
F
Jolie découverte!!! un instrument de musique original dont je connais l'existence grâce à toi!!Merci Carole!!!Bisous Fan
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A
La communion festive entre morts et vivants, parfois même traitée par la dérision envers les puissants avec l'excellent Posada. Peut-être une façon d'adoucir le deuil aussi...
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N
Quel bel hommage à la voix, et sinon à celle de l'âne dont on n' aime guère les braiements, du moins à sa mâchoire!
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Q
Tu me fais découvrir cet instrument...<br /> Merci, Carole.<br /> J'aime toujours autant tes réflexions... :)<br /> Passe une douce journée.
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L
Surprenant ! Pourquoi ne pas imaginer un orchestre entier de "quejidas de burro" ? les joueurs seraient tous, bien sûr, des squelettes ...
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A
Quand la mort perd son air macabre pour nous sourire à belles dents et nous réjouir de quelques pas de danse ... Merci pour cette image de la fraternité entre la vie et la mort que certains peuples n'ont jamais oubliée.
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R
Ah ! si les paléontologues pouvaient s'exprimer avec votre poésie, Carole ...
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J
Oh oui comme d'autres jouent de la scie musicale, merci Carole !
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M
Bonjour Carole, assez impressionnant ! merci pour ces infos, bon vendredi.
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