Les fritillaires
Si j'avais à peindre le jardin d'Eden, j'y planterais des fritillaires - des fritillaires sauvages, des fritillaires pintades. Je leur dessinerais des robes de bal à crinoline, des jupes de soie à petits pois. Dans leurs cornets à dés, j'abolirais une bonnne fois le hasard. Je suspendrais leurs clochettes au ciel comme des campaniles. Puis, d'un souffle, je les ferais s'envoler, en oiseaux libres et roses, par-dessus les rivières et par-dessus les prés.
Si j'étais un peintre naïf, je placerais partout des fritillaires, en corolles géantes de tulipes fantaisie. J'en ferais des forêts, j'en ferais des églises, j'en ferais des ballons, j'en ferais des chapeaux, j'en ferais des oiseaux et j'en ferais des femmes.
J'ai eu bien du mal à les dénicher, pourtant, mes fritillaires.
On m'avait dit qu'elles n'avaient pas tout à fait disparu. Qu'on en trouvait encore, dans les prairies de Loire, du côté de cette île Clémentine qui porte, dit-on, le nom d'une jeune fille venue jadis accoucher là de son enfant naturel.
Alors j'étais partie, confiante, à la chasse-photo, me promettant de capturer au filet des pixels quelques belles pintades égarées. J'ai marché longtemps, enfonçant dans la boue, au long des boires et des roselières. Soudain, quand je n'y croyais plus, je les ai trouvées, dans un pré spongieux que bordait une haie de trognes aussi tourmentées qu'un vieux troupeau de menhirs. Petites taches sombres que le vent penchait dans le vert : c'étaient elles, enfin, innombrables et menues, craintives et parfaites, qui se cachaient dans l'herbe comme des oeufs de Pâques.
Si j'avais à peindre des fritillaires, je planterais d'abord l'Eden, pour qu'il soit leur jardin.