Derrière la grille
- Nantes - affiche collée sur le mur d'un porche, rue des Olivettes -
Quand je L'ai vue coincée là, derrière la grille, en passant rue des Olivettes, cela m'a presque amusée. L'affiche était hideuse, et Elle se décollait déjà, incapable pourtant de s'arracher au mur et de fuir dans le vent de la rue. Bouclée. Oui, Elle était bien bouclée, là,derrière les barreaux. Et tout le vieux folklore - les serpents, les dragons, les dents de faux, l'oeil charbonneux - devenu si dérisoire et si laid... On était bien tranquilles, enfin débarrassés d'Elle, on était bien, on pouvait vivre en paix.
Et puis j'ai distingué ce mot, en bas, à droite, qui était comme le commentaire en marge de celui qui avait poussé la grille : Désolé.
Désolé ?
J'ai imaginé cette fable... :
Lorsque la maladie, la vieillesse et la mort eurent disparu de la surface de la terre, lorsque l'angoisse de disparaître et la terreur du néant ne furent plus que de lointains souvenirs, la Camarde, avec dignité, empocha la pension de retraite confortable que le gouvernement lui avait fait voter, et se retira dans ses appartements.
Elle rangea sa faux dans l’armoire près de l’aspirateur, enfila ses pantoufles, se prépara un plateau de chips et de coca cola, s’installa sur son canapé, alluma la télévision, regarda quelques films policiers, prit des nouvelles du monde, et attendit.
Cela ne pouvait tarder.
Et bientôt, en effet, retentit le premier coup de sonnette.
Elle s'empressa d'aller ouvrir. C’était un vieil-homme-toujours-jeune : « Mort, supplia-t-il dans un souffle, Mort, douce amie, Mort, aie pitié, donne-moi un coup de ta faux, je ne peux plus continuer ainsi ».
-Pas question, dit la Mort, on m’a mise à la retraite, tu le sais bien.
Mais un autre sonnait déjà, et un autre, et un autre encore, une foule attendait derrière la porte : "Mort, donne-moi la fatigue, disait l’un, donne-moi la vieillesse, disait l’autre, donne-moi l'espérance du néant comme un pain quotidien ! La vie a perdu toute saveur depuis que Tu t’es retirée. Mort, ô Mort, la vie, sans toi, ne vaut plus rien."
-Non, dit la Mort, c’est fini, vous m’avez mise à la retraite et je ne reprendrai pas du service à mon âge…
Ils étaient tous là, tous, à supplier, tous ceux qui avaient tant souhaité se débarrasser d’elle, tous, absolument tous, il n’en manquait pas un… La Mort s’amusait follement. Elle les contempla : hagards, épuisés, malheureux, ils étaient des cadavres vivants… Elle avait donc enfin remporté la victoire, une victoire comme jamais elle n’avait pu en espérer, même dans les grandes pestes et les tremblements de terre, même dans les guerres et dans les camps, une victoire absolue. La terre était désormais son royaume. D’un coup sec elle referma sa porte comme le couvercle d’un cercueil. Puis elle éteignit la télévision. Il n’y avait plus rien à voir, de toute façon.