Gros Badou

Publié le par Carole

 

Je passais hier devant une école - pour les vacances de la Toussaint on l'avait transformée en centre aéré.
 
De la rue on n'entendait rien de distinct, c'était le tumulte bavard, mélange de voix flûtées, de rires, de cris et de courses rapides, de toutes les cours d'école.
 
Soudain il y a eu cet appel aigu, traversant le portail :
"Où t'es, Gros Badou ? Montre-toi, Gros Badou !
Une voix d'enfant innocente et pourtant lourde de toute la méchanceté humaine, qui criait sans relâche :
-Gros Badou ! Gros Badou ! où t'es, Gros Badou ! où t'es ? Gros Badou ! Gros Badou !"
 
Je savais bien où il était, moi, Gros Badou.
A l'autre bout de la cour, par exemple, à faire semblant de renouer ses lacets, accroupi ramassé sur lui-même pour qu'on ne le distingue plus dans la foule joyeuse. Ou bien blotti contre un mur, tentant de toute son âme endolorie de disparaître ou de devenir pierre. Caché peut-être, au risque de s'y laisser enfermer jusqu'au lendemain, dans l'ombre malodorante d'une petite salle - une  de ces salles sans fenêtres où l'on entasse du matériel poussiéreux, où personne n'aurait l'idée d'aller jouer. Ou simplement tout seul à errer maladroit au milieu des quolibets et à faire comme si - comme si ça ne lui faisait rien, comme s'il en avait, lui, des copains, ailleurs, tout plein. Et à rêver qu'il s'envolait, mince et léger, qu'il bondissait, enfin, par-dessus tous les autres, vers ce ciel tout là-haut plein de fleurs et d'oiseaux où nul, jamais-plus-plus-jamais, ne pourrait l'appeler Gros Badou - tandis qu'un camarade en profitait pour préparer le croche-patte qui le ferait, de tout son poids de Gros Badou, retomber lourdement, insecte sans carapace et criblé par les rires, sur le bitume impitoyable.
 
Et je le savais bien, qu'il le savait aussi, qu'il le savait parfaitement, où était "Gros Badou", l'enfant qui l'appelait si fort, de sa voix claire innocente et pourtant lourde et sale déjà de toute la cruauté humaine. 
 
Mais, de son timbre aigu qui écorchait l'air gris, il criait, s'acharnait : "Gros Badou ! Gros Badou ! Où t'es ! Gros Badou ? Gros Ba-dou ! Gros Ba--dou !!"
 
Oh, bien sûr qu'il finirait par le trouver, Gros Badou, où qu'il se soit fourré. Car, quoi qu'ils fassent, quoi qu'ils tentent, comment pourraient-ils s'échapper, où pourraient-ils trouver à s'abriter, les Gros Badou de ce monde ?
 
 
Et moi qui poursuivais mon chemin, m'éloignant peu à peu de l'école.
Laissant Gros Badou seul, derrière le mur, seul oh si seul, silencieux et fermé sur sa peine, continuer son calvaire, affronter jusqu'au bout, dans la joie des enfants et l'indifférence des adultes, la honte, la triste honte d'être lui-même.
 
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Q
Les enfants sont féroces... mais je crois qu'ils le sont parce que nous le sommes aussi, plus ou moins.<br /> Tout peut prêter à moquerie, hélas !<br /> Magnifique texte...
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J
L'adulte est violent en toute conscience, l'enfant en toute inconsciente. <br /> L'Humanité n'est pas la plus belle réussite de la création.
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E
Nous sommes tous le gros de quelqu'un, le maigre pour un autre, le moche, le beau, l'idiot, l'intelligent... Cette relativité nait dès le berceau, hélas. Elle engendre tant de souffrances qui ne sont guère anodines et le harcèlement à l'école une véritable plaie.<br /> Ton texte est très beau et bien émouvant.
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P
Il y a aussi celle qu'on appelait "Isaboule" et qui s'en souvient encore même si aujourd'hui elle est mince comme un fil. Elle en sourit à présent, ce fut une motivation pour avancer et faire autre chose, mais j'imagine la peine de ceux qui restent gros badou toute leur vie...
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L
Les enfants souvent "féroces" entre eux ...<br /> Ce texte est pour moi (ancien enseignant) un condensé de souvenirs ...
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N
Les enfants sont cruels.<br /> J'ai vécu ça...
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G
Tu connais les "gogols" ?
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C
Oui, hélas !
R
Pourquoi "indifférence des adultes", Carole ?.<br /> <br /> Pourquoi ne pas croire qu'un membre du personnel accompagnant les enfants "moraliserait" celui d'entre eux déjà devenu trop inhumain ? <br /> Cela fait aussi partie de l'éducation que nous sommes censés apporter, nous Enseignants. Non ?
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C
Certes, on peut le croire. Mais... personne ne le faisait. Et, comme en ce moment je marche très très lentement, cela a duré un bon moment...
A
La dure loi du fort et du faible… Il y aura toujours des gros-badou dans les écoles et des méchants pour les faire souffrir. Peut-être, plus tard, le gros-badou deviendra chef d’entreprise et martyrisera à son tour un gros badou sous ses ordres. La nature humaine est ainsi faite même si l’on peut tenter d’y remédier parfois en imposant des règles de vie en société.
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A
Si un jour un petit nouveau affligé d'un défaut quelconque arrive dans cette cour, l'attention sera détournée de gros Badou qui sera le premier à se moquer de lui. Le monde cruel de l'enfance qui n'a rien à envier à celui des grands...
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J
J'ai connue "une" gros Badou sur les bancs de l'école, asthmatique, qui à la récré se retrouvait seule faute de pouvoir courir, alors son truc à elle, les poches pleine de bonbons pour attirer les autres... L'enfant obèse, un poids pour lui-même, un handicap avec la société, en proie aux moqueries... comme le nain, le trop grand, le noir, etc... fichez-lui la paix !
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