Gros Badou
Je passais hier devant une école - pour les vacances de la Toussaint on l'avait transformée en centre aéré.
De la rue on n'entendait rien de distinct, c'était le tumulte bavard, mélange de voix flûtées, de rires, de cris et de courses rapides, de toutes les cours d'école.
Soudain il y a eu cet appel aigu, traversant le portail :
"Où t'es, Gros Badou ? Montre-toi, Gros Badou !
Une voix d'enfant innocente et pourtant lourde de toute la méchanceté humaine, qui criait sans relâche :
-Gros Badou ! Gros Badou ! où t'es, Gros Badou ! où t'es ? Gros Badou ! Gros Badou !"
Je savais bien où il était, moi, Gros Badou.
A l'autre bout de la cour, par exemple, à faire semblant de renouer ses lacets, accroupi ramassé sur lui-même pour qu'on ne le distingue plus dans la foule joyeuse. Ou bien blotti contre un mur, tentant de toute son âme endolorie de disparaître ou de devenir pierre. Caché peut-être, au risque de s'y laisser enfermer jusqu'au lendemain, dans l'ombre malodorante d'une petite salle - une de ces salles sans fenêtres où l'on entasse du matériel poussiéreux, où personne n'aurait l'idée d'aller jouer. Ou simplement tout seul à errer maladroit au milieu des quolibets et à faire comme si - comme si ça ne lui faisait rien, comme s'il en avait, lui, des copains, ailleurs, tout plein. Et à rêver qu'il s'envolait, mince et léger, qu'il bondissait, enfin, par-dessus tous les autres, vers ce ciel tout là-haut plein de fleurs et d'oiseaux où nul, jamais-plus-plus-jamais, ne pourrait l'appeler Gros Badou - tandis qu'un camarade en profitait pour préparer le croche-patte qui le ferait, de tout son poids de Gros Badou, retomber lourdement, insecte sans carapace et criblé par les rires, sur le bitume impitoyable.
Et je le savais bien, qu'il le savait aussi, qu'il le savait parfaitement, où était "Gros Badou", l'enfant qui l'appelait si fort, de sa voix claire innocente et pourtant lourde et sale déjà de toute la cruauté humaine.
Mais, de son timbre aigu qui écorchait l'air gris, il criait, s'acharnait : "Gros Badou ! Gros Badou ! Où t'es ! Gros Badou ? Gros Ba-dou ! Gros Ba--dou !!"
Oh, bien sûr qu'il finirait par le trouver, Gros Badou, où qu'il se soit fourré. Car, quoi qu'ils fassent, quoi qu'ils tentent, comment pourraient-ils s'échapper, où pourraient-ils trouver à s'abriter, les Gros Badou de ce monde ?
Et moi qui poursuivais mon chemin, m'éloignant peu à peu de l'école.
Laissant Gros Badou seul, derrière le mur, seul oh si seul, silencieux et fermé sur sa peine, continuer son calvaire, affronter jusqu'au bout, dans la joie des enfants et l'indifférence des adultes, la honte, la triste honte d'être lui-même.