Migrateurs
Je les vois chaque fois que je vais à la médiathèque Jacques Demy. A l'ombre chiche des arbres de ce petit square. En plein centre-ville. Sous les fenêtres ornées de mascarons des anciens armateurs. Juste à l'endroit où se trouvait autrefois le port. Juste au bord des voies du tramway. Juste devant les terrasses des cafés du quai.
Des tentes, aussi fragiles et serrées que passagers tremblants sur leurs canots. Et des gens qui attendent, sans bruit, au milieu des ordures, debout, assis, couchés - parfois lisant aussi, dans les rayons de la médiathèque toute proche. Qui attendent. Qui attendent - mais quoi ?
Plus personne ne les regarde, on s'est habitué à eux aussi bien qu'à ces mendiants qu'on enjambe partout sur les trottoirs. Et puis, pourquoi regarder ce qu'il serait préférable de ne pas avoir vu ?
Je vous entends d'ici... Alors, non, je n'ai pas la solution. Non, je ne donnerai pas de leçon. Ni à ceux qui regardent, ni à ceux qui ne regardent pas, ni à ceux qui passent, ni à ceux qui attendent.
Mais, tandis que, juste au-dessus des tentes, les avions d'août grondent et vrombissent sans répit, rasant la ville de leur ventre de fer tout rempli de touristes, je m'interroge sur ce monde étrange où nous vivons, où certains migrent à grands frais d'un bout du monde à l'autre, réalisant leurs rêves aussitôt convertis en photos instagram et messages facebook - tandis que d'autres s'en vont sans rien vers leurs rêves insensés, poussés par le vent de misère - pour n'être plus à la fin du voyage que des "migrants" démunis et passifs, restés à quai dans leurs ballots de toile colorée.
Ce monde étrange où il est de bon ton d'être un acharné du nomadisme, si on court où on veut avec passeport et bagages, tandis qu'il est honteux et punissable d'être un nomade aux mains vides, un sans papiers sans valises, errant aux chemins de hasard que l'espérance dessine dans l'écume et la boue avec son doigt mouillé d'eau de naufrage.
Ce monde où les oiseaux migrateurs, peu à peu vaincus par les réacteurs et par le changement climatique,
au-dessus de tant d'étrangetés,
agonisent en silence.