Les ombres - Paroles de mendiants
Reflet dans une vitrine
Dans le tramway, ce matin, très tôt, dans la foule muette des matins tristes, un vieux clochard est assis, et discourt :
"J'suis un ancien bandit, un ancien bandit..." .Il est frêle et vieux, sa voix a la douceur gouailleuse de celle de Michel Simon dans le rôle de Boudu. Et, comme personne n'y prend garde, "J'suis un ancien bandit", répète-t-il avec obstination, "un ancien bandit", et sa voix maintenant est celle, faible et triste, d'un vieillard fragile et fou.
"J'suis un sdf, un èssdéèffe". Il étend ses jambes sur la banquette d'en face, désertée par les voyageurs du matin, qui se sont éloignés de sa vieillesse, de son odeur, de sa décourageante silhouette de miséreux. "J'suis un èsse-dé-èffe...". Il étend ses jambes ; son odeur s'épaissit dans la rame surpeuplée des matins lourds.
"Mais au moins, j'travaille pas", conclut-il en regardant à la ronde les voyageurs de l'aube aux visages si mornes.
Je vous parle de celui-là. Je pourrais également vous parler de cet homme, encore assez bien habillé, croisé sur un parking, qui me demande très poliment, comme s'il s'agissait de payer son parcmètre, si je n'ai pas "une petite pièce". Comme je cherche ma monnaie, au fond de mon sac, avec un peu de difficulté, il s'excuse : "Ce n'est pas une obligation".
Et encore de cet autre, à qui je m'apprête à donner un euro : "vous n'auriez pas deux euros plutôt ? Même cinq euros ? Même dix, même vingt... même cent ?" Le rêve enfle dans ses yeux et dans ses paroles, et il s'en va tout déçu des deux euros que j'ai mis finalement dans sa main, qui l'auraient probablement réjoui si j'avais d'abord tendu vingt centimes.
De celui-là aussi, avachi et inerte sur une banquette du tramway, qui se lève d'un seul coup et dresse vers moi un doigt divin accusateur : "Et toi, ma grande, et toi ?..."
Et même de tous ceux qui ne disent rien et attendent, résignés, toujours sur le même petit coin de trottoir qui est dans la ville leur maison, leur jardin, leur bout de propriété privée.
Ils sont comme nous tous, les mendiants, ils vont en foule, et pourtant chacun est unique. Ce sont des hommes, voyez-vous.