Avec dix secondes de retard
Give me back the world I remember,
One more ride on the merry-go-round, Neil Sidaka
Dès trois heures de l'après-midi on a vu la foule avancer dans les rues, vers le stade de la Beaujoire où il devait chanter le soir - des parents avec leurs enfants sur le dos et de grands sacs de victuailles, des retraités avec leur tabouret pliant et leur parapluie à carreaux, des gens de tous les âges, venus de partout.
A la sortie du parking du supermarché où je m'étais imprudemment garée, ils avançaient en longues rangées calmes. Comme je n'allais pas dans la bonne direction, on m'interpellait - "C'est par là... Faut aller voir Johnny, on vend des places à vingt euros..."
Sur la route, j'ai rencontré ces jeunes, avec leurs tatouages et leur longue écharpe "Johnny", qui attendaient en buvant des bières. Voyant que je m'arrêtais pour le photographier, le plus petit s'est avancé vers moi. J'ai eu peur pour mon appareil-photo... mais il a passé autour de mes épaules l'écharpe "Johnny", et il m'a embrassée sur les deux joues. Il était content. Tout était si léger, si facile.
Un vieux monsieur s'avançait avec son déambulateur, soutenu par sa fille, très grand, très blanc, et on s'écartait doucement devant lui. Il pleuvait, il faisait presque froid, mais Johnny allait mettre le feu, tout à l'heure, et ces gens qui avaient travaillé toute la semaine, ou toute la vie, ces gens qui avaient encore devant eux des heures d'attente avant le début du concert, ces gens qui étaient venus de loin, étaient heureux.
Maintenant, la nuit va tomber, et dans toute la ville on l'entend.
On dit que c'est sa dernière tournée. On l'a déjà dit plusieurs fois. On le dit maintenant à chaque fois.
Renvoyée par les amplis dans tous les jardins, toutes les cours d'immeubles, rentrant par toutes les fenêtres entrouvertes, la voix n'a pas vraiment vieilli, très bien timbrée encore, elle reprend inlassablement les tubes du passé. Cette chanson, par exemple, que mon voisin de Châtellerault mettait chaque soir sur son pick up en rentrant de l'usine, toujours la même - cette chanson que chaque soir, pendant un an, j'ai entendue, cette chanson que je ne pouvais plus supporter - je ne sais pas comment elle s'appelle, mais je l'entends très distinctement ce soir dans mon jardin dont le sol vibre.
Plus fort encore, ensuite, j'entends résonner l'immense clameur et les applaudissements des spectateurs.
Ce qu'ils applaudissent, si ardemment, dans la nuit qui tombe tout à fait maintenant, c'est peut-être, c'est forcément autre chose que cet homme déjà âgé et teint, en costume pailleté, qui hurle devant eux dans son micro, sous la lumière factice des stroboscopes, entouré d'un orchestre démesuré. Oui, c'est sûrement autre chose, voilà ce que je me dis, dans la nuit qui s'épaissit, tandis que reprend la voix lointaine. Qu'est-ce donc ? - peut-être leur jeunesse, ou celle de leurs parents, l'illusion d'un monde resté intact, celui des années soixante, des déesses, des quatre-ailes et des ami 6, du général de Gaulle, de tante Yvonne, des pop-stars, de l'ORTF et du train Interlude avec sa petite gare de La Solution où tous les problèmes trouvaient une fin paisible. L'angoisse un moment suspendue de ce qui passe et ne revient pas. Le désir simple de vivre heureux, d'être ensemble, de ne plus se quitter.
Dans la nuit tout à fait tombée maintenant, j'ai presque peur qu'elle cesse, cette voix qui m'assommait autrefois, qui m'exaspérait, il y a si longtemps, quand chaque soir je subissais le vieux pick-up de mon voisin.
C'est curieux, je viens seulement d'y penser : si le stade est à trois kilomètres de chez moi, comme je le crois, j'entends la voix de Johnny avec dix secondes de retard. Dix secondes, le temps que cette vibration met à courir en tremblant, du sol du stade au sol de mon jardin. Dix secondes où déjà s'est logée l'inexorable loi du temps.