fables
Vers d'Yves Bonnefoy - fresque de Pierre Alechinsky
Cela avait quelque chose d'émouvant, cette grande tache noire, cette longue brûlure de mousses et de suies urbaines, qui justement était venue souiller et déchirer les beaux vers célébrant, "même déchiré, souillé", l'arbre des rues qui suffit au bonheur.
Sur les mots à demi effacés se posait tout le ciel, et le vent y bougeant remuait doucement ses ailes d'oiseau bleu.
Dans ce monde où le noir l'a toujours emporté sur le jour,
les bras si frêles de nos arbres en prière,
et les paroles envolées des poètes
disent le même espoir :
- qu'il soit éternité,
qu'il se suffise,
l'élan fragile.
J'aurais bien aimé en acheter, des chaussures d'ange, avec ma carte bleue.
J'aurais poussé la grille qui m'écartait du ciel, et je serais entrée.
A l'ange revêtu de rouge et de mystère qui m'aurait accueillie, j'aurais demandé sans vergogne :
des mocassins en peau de nuage, pour aller tout là-haut sur la piste du temps.
des bottines en satin d'aurore, pour rentrer au matin les longs troupeaux d'étoiles,
des ballerines à boutons de strass, pour briller au zénith,
des escarpins en velours du soir, pour tirer les rideaux du couchant,
des pantoufles de verre, pour danser seule au bal des nuits d'été songeuses.
Je les aurais choisies à ma pointure humaine, mes chaussures d'ange, et, sur le fil ténu qui mène à l'autre monde, j'aurais esquissé quelques pas d'espérance.
Mais la boutique était fermée. Fanée. Empoussiérée. Abandonnée. Définitivement.
Dans la rue, soudain, l'autre jour, cette troublante invitation.
Ces membres de plastique épars sous le rideau baissé.
Et, surtout,
cet index pointé
vers la fissure qui s'élargit,
vers la faille où grandit le vide,
sur le chemin familier...
Quand j'ai visité, à Passy, la maison aux contrevents verts, la vieille demeure campagnarde où Balzac a longtemps vécu, j'ai eu la surprise de découvrir, dans le bureau très simple qu'il y avait installé, cette fenêtre de manoir gothique.
Surgi de l'obscurité triste d'un soir de mauvais temps, c'était un grand vitrage qui découpait le monde en petits carreaux de couleurs. Un carreau vert près d'un carreau bleu, un carreau gris près d'un carreau mauve, un carreau rouge près d'un carreau jaune... Le monde, ainsi filtré par ces rectangles de verre fanés comme de vieux livres, et cernés de plomb comme de minces caractères d'imprimerie, était une somme de petits univers, enclos sur leurs couleurs, leurs lumières et leurs ombres. Et tout cela réuni recomposait un autre monde, harmonieux et brisé, chatoyant et obscur, précis et trouble comme un vitrail de cathédrale, où l'on reconnaissait pourtant le ciel et les nuages, les arbres et l'herbe des pelouses, les fleurs du jardin et le toit des maisons voisines, tous les humbles détails de la réalité humaine, perçus comme à travers une multitude de lentilles et de prismes magiques, transformant le regard pour l'éveiller, égaré, à tous les étonnements, à toutes les admirations, à toutes les pénombres.
Une vraie fenêtre de romancier.
On appelle cela "détourner" les panneaux. Quelquefois, un étrange agent de la police du rêve vient dans nos rues faire la circulation, collant son clair visage à la serrure du songe.
Alors, brusquement, le sens interdit nous regarde et n'interdit plus rien, mais nous invite à emprunter les voies sans nombre de la fantaisie, les sentiers buissonniers aux issues incertaines qui ne mènent qu'à nous-mêmes.
Nous écartant de notre route ordonnée et hâtive, voilà que nous prenons un instant l'autre chemin, celui qui s'en va sinuant, tout au bord de nos coeurs.
C'est si peu de chose, un bout de papier collé qu'emportera la première pluie d'orage. Juste un signe, un clin d'oeil d'on ne sait quel ange, dans la rue où l'on passe.
Que lui avait-il donc confié, à cette boîte jaune, celui qui avait écrit en partant, sur la paroi de métal, le mot léger qui faisait palpiter son coeur ? Quelles promesses d'amour, quels timides murmures, quelle ardente demande, quelle supplique folle à écarter les ombres, à soulever les grilles ?
Provins - Collégiale Saint-Quiriace
L'architecte a pensé l'édifice et dressé les piliers - hauts et droits, ils s'en vont vers le ciel.
Mais en bas, sous la voûte, dans les recoins pleins d'ombre, ça grimace et ça grince, ça mord, ça erre, ça meurt. Angoisse, haine et détresse, qui rongent et qui grignotent le long frein de misère. C'est hideux, douloureux, si laid, très pitoyable, et tout à fait terrestre.
L'architecte n'y prend pas garde. Il réfléchit plus haut.
Est-ce que cela importe, ce qui se grogne là, à celui qui bâtit la demeure éternelle, étirant sur les plans ses colonnes grandioses, méditant l'édifice en toute perfection pour que le ciel s'y pose?
Et puis vient l'artisan, l'humble ouvrier, aux mains salies, au dos ployé, qui modèle le grès comme il dessinerait ses os. Travaillant et peinant, il sculpte, sans y penser, près des piliers célestes, les visages effarés de la terre, les faces de boue grise, cette glaise d'en bas, plus dure que le rocher, qui soutient les chefs-d'oeuvre et les nobles élans.
Et tout est dit alors, tout s'écrit dans la pierre.
J'ai beaucoup aimé, à Barbizon, ces naïves mosaïques accrochées aux murs des maisons, qui reconstituent les tableaux les plus célèbres des peintres venus jadis dans ce village, riches de leurs seules idées échevelées et de leurs barbes de bison, inventer le chevaletde plein air et refonder la peinture toute entière.
Ces oeuvres si anciennes aujourd'hui, et bien souvent assombries par le temps et la quiétude compassée des musées, ainsi exposées dans la rue au soleil et aux pluies, dans leur cadre de vignes, de roses et de pierres moussues, paraissent vivre en voisines, du côté de chez Picassiette, au grand jardin des simples et de tous les humains.
Et puis ces petits cubes de faïence colorée, avec leur allure pointilliste, leur faux air de Signac et leur penchant vers Van Gogh, nous rappellent que c'est là, vraiment là, dans l'atelier de Millet, ou à l'auberge Ganne, que la peinture moderne est née, ardente, insoucieuse et nécessaire, comme un bel enfant grandissant vers l'avenir, du vieux monde des règles et des préjugés auquel le romantisme avait donné le premier coup de pied.
On marche, on flâne, à Barbizon, et on se dit en passant qu'il s'en est fallu de bien peu que tout cela n'existe pas - de quelques rocs de moins dans la forêt de Fontainebleau, de quelques étés sombres et pluvieux, d'un père Ganne un peu avare qui aurait réclamé qu'on le paie en bon argent, ou de quelques barbes moins indisciplinées. De bien peu. Comme tout ce qui importe vraiment.
Le Mans, cité Plantagenêt
L'un tire à hue - et l'autre à dia. Il y a celui qui vous pousse en enfer, et celui qui se fait passer pour un ange. Celui qui veut qu'on aille à droite, celui qui veut qu'on coure à gauche. Celui qui dit blanc, celui qui crie noir. Celui qui veut qu'on l'aime, celui qui ricane sa haine.
Et l'homme au centre du fracas, faraud bombant le torse, se croyant armé et solide, placide au.milieu de la lutte.
Comme s'il ne le savait pas, que la vie n'est rien d'autre qu'écartèlements et tiraillements. Que s'il ne penchait pas ainsi de tous côtés, il ne pourrait tenir debout. Mais que tiré aux quatre fers de ses désirs contraires, il ne rencontrera que son calvaire.
Une dépêche de l'AFP (http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/07/23/la-moitie-des-papillons-des-prairies-a-disparu-ces-vingt-dernieres-annees-en-europe_3451289_3244.html) parue cette semaine dans ces pages intérieures que les journaux réservent aux mots croisés ou à l'horoscope, nous apprenait une nouvelle infime, plus vaste pourtant, plus effrayante que bien d'autres qu'on lui avait préférées en "Une" : les papillons de prairie sont aujourd'hui moitié moins nombreux en Europe qu'ils ne l'étaient il y a vingt ans. Leur déclin, parallèle à celui des abeilles, s'explique lui aussi par des causes multiples dont il ressort pourtant une unique certitude, qui est que les humains y sont lourdement impliqués. Il est à redouter que ce déclin ne s'aggrave encore, jusqu'à ce que, peut-être, les papillons de prairie disparaissent tout à fait.
Les papillons de prairie, ai-je pensé, et les autres ? Les autres, ceux des montagnes, ceux des forêts, ne s'effacent-ils pas eux aussi, dans cette création à l'envers, proprement infernale, que l'homme impose aujourd'hui au monde, détruisant en quelques années, avec l'obstination des fous obsessionnels, ou des idiots peut-être, ces vies que la nature avait mis des millions d'années à dessiner dans leur perfection divine ?
Alors quand j'ai vu dans ma lavande cette "belle dame", si légère, si vivante, avec ses ailes colorées si semblables à celles que les peintres anciens donnaient aux anges, sur ces tableaux où ils faisaient à la Vierge, dans son beau jardin clos, une haie frissonnante d'éternité légère, j'ai pensé à ce monde d'après.
Un monde où nul ne saura plus que l'aile d'un papillon, autrefois, de son frémissement délicat, tenait en équilibre l'univers. Un monde où nul ne saura plus ce que disaient les fleurs. Un monde où nul ne saura plus ce que voyaient les peintres. Un monde où nul ne saura plus ce que savaient les anges.