fables
Ebloui, on s'approche, on tente de le voir, ce vitrail des merveilles qui chatoie dans son ombre, derrière les rayons blancs des grilles ouvragées. Et ces marches, là-bas, on voudrait les monter, jusqu'au balcon, plus haut, qui invite à quitter le plat chemin d'ici.
Et brusquement on aperçoit la poubelle, derrière la grille. On voit qu'il manque un M à l'enseigne aux merveilles. On comprend que le local est fermé, déserté, livré à la poussière, aux araignées, et aux ombres voraces des faillites humaines.
Il n'est pas de merveille qui ne finisse par tremper lourdement son aile dans la boue triste de la réalité.
L'araignée avait cru prendre la mouche au piège. Mais elle s'était enchaînée elle-même à son fil. Et la mouche captive avait capturé sa geôlière.
Elles avançaient ensemble maintenant, la proie attachée à sa prédatrice, la prédatrice attachée à sa proie. Ensemble il leur faudrait désormais tituber vers la mort.
Pourquoi certains croient-ils pouvoir tisser leur toile de chasseur dans ce fil de soie pure qui les lie à autrui ? Ne le savent-ils pas, qu'on ne va jamais seul ?
C'était ce matin dans le bus. Il pleuvait à coeur fendre, comme il pleut chaque jour depuis... oui, depuis quand au juste ?
Derrière moi, deux pleureuses commentaient.
—Dire qu'il pleut encore...
—Une catastrophe...
—Les humains ne savent pas respecter la nature : elle se venge...
—Exactement. Et il y en aura d'autres, des catastrophes...
—Des malheurs...
—D'ailleurs ce sera bientôt la fin du monde, c'est certain...
—... Alors bonne journée, madame !
—Bonne journée, et surtout, bon week-end !
Les catastrophes, c'est connu, ça n'a jamais empêché de passer une bonne journée, ni de s'affairer le week-end, et c'est ainsi depuis que la pluie est pluie et depuis que les pleureuses sont femmes. Les catastrophes, pour la plupart des gens, cela se situe dans la zone superficielle des conversations, et cela n'atteint jamais la zone plus profonde des préoccupations réelles, car il y a entre les deux tout un mur opaque de petits soucis et de menus travaux, de remarques infimes et de joies minuscules, qu'il est presque impossible de franchir, tant il soutient nos vies, trop humbles et routinières pour se hisser au niveau du malheur.
Et comme nous passions justement rue Joffre, devant la statue de Louis XVI, je me suis souvenue du citoyen Guittard, le "bourgeois de Paris" qui tenait son journal pendant la révolution, et notait chaque jour la température de l'air et l'état du ciel au-dessus de son bout de jardin. Le 21 janvier 1793, par exemple, il faisait 3 degrés, le temps était humide et il brouassait un peu. Il l'a consigné dans son cahier, avant de noter que ce jour-là, quelque chose, tout de même, s'était produit, du côté des Champs-Elysées. Le lendemain, qui était un mardi, il a dîné avec monsieur Straphorelli et madame Sellier ; il ne faisait encore que 3 degrés, mais il ne gelait presque pas.
Après tout c'était froid, tout de même, 3 degrés. Et ce ciel brouassant, ce n'était guère plaisant. Au moins il fait bien doux, aujourd'hui, tandis que la pluie s'époumone à verse et hallebardes. Un temps pour voyager en bus. Ou dîner bien au sec.
Alors, en attendant les malheurs, les catastrophes et la fin du monde... Bonne journée, et, surtout, bon week-end !
Encore une conversation dans le tramway. Une bribe, une bulle arrachée à l'album infini de tant de vies qui me côtoient et qui m'échappent. Des mots qui passent et qui s'arrêtent à moi, juste un instant, avant de disparaître, alors que j'attends de descendre.
Des copains derrière moi se souviennent d'un copain... mais il est mort.
— Tu l'as su, qu'il était mort ?
— Oui, je l'ai su par X., bien après... Je me demandais ce qui se passait... Je lui avais envoyé plusieurs messages et il n'avait pas répondu. Je me disais, tout de même, ça ne se fait pas... (rires gênés, tandis que je descends.)
C'est vrai, tous ces messages, ces appels, ces textos, ces adresses virtuelles et ces numéros, et ces forums et ces blogs, toutes ces traces numériques que nous avons semées un peu partout, cela doit continuer un moment, quand on est mort... Combien de temps en recevons-nous encore, après, des messages, des appels, des SMS et des textos, sur nos réseaux et nos mobiles ? Et combien de temps flottent-ils encore sur la toile, tous ceux qu'un jour nous avons envoyés ?
Nous sommes la première génération, dans toute l'histoire de l'humanité, à fabriquer sans cesse et à jeter autour de nous des milliers de petites ombres bavardes, qui nous survivront quelque temps, indécises, dans la cacophonie, avant de disparaître lentement, de plus en plus légères, de plus en plus absentes aux abonnés du web.
Etre mort, c'est simplement cela, sans doute, aujourd'hui, aux temps virtuels. Ne plus répondre aux messages. Chuter de la première à la cinq-centième page "Google". Clignoter de plus en plus faiblement sur l'écran. Ne plus être géolocalisable. Devenir franchement insociable. Et perdre ses derniers amis facebook.
Quelque chose de difficile à imaginer, en effet, quelque chose qui ne se fait pas, quelque chose de bizarre et qui suscite une forme de gêne.
Car dans le monde du virtuel nous sommes tous déjà un peu fantômes. Et les fantômes n'aiment pas qu'il y ait plus fantômes qu'eux-mêmes.
La nuit allongeait dans les rues son grand corps de velours. La pluie sur le trottoir sanglotait en ivrogne. Je me hâtais de fuir.
Et voilà que ce mot est venu à ma rencontre. Attente. Un mot rêveur et lent, qui flottait devant moi, fantôme à la fenêtre. Attente. Toujours ce mot m'avait accompagnée, et maintenant il était là, vert et ténu comme l'espoir, m'appelant doucement sous la lampe du soir.
Puis quelqu'un a éteint la lampe. La nuit la pluie mes pas en fuite. Je n'en saurais pas davantage.
C'était comme un tableau d'Edouard Hopper, ai-je pensé ensuite. Quand on reste derrière la vitre, arrrêté sur le seuil, que rien n'a commencé, qu'on ne sait pas encore, que déjà tout se fige. Attente.
La branche s'accrochait entre nuages et terre.
Oiseaux inverses ensemble elles s'étaient posées,
pour attendre la chute en tremblant de lumière.
Sur son pipeau le vent, ce vieux baladin sombre,
soufflait en grimaçant la mélodie des ombres.
Elles ouvraient grand leurs yeux sur les jardins du jour.
Sertis dans leurs regards tous les arbres dansaient,
tous les ciels s'emperlaient, tous les gris s'habillaient
d'une peau de pluie douce à caresser d'amour.
Et simples gouttes d'eau qu'arrondissait l'instant
elles s'en allaient tomber pures et sans un regret
comme cailloux de nacre dans l'écrin du néant.
Reflet dans une flaque d'une affiche publicitaire vantant la "4G" de Bouygues - Nantes, cours des Cinquante otages, 27 janvier 2014
Le trottoir était noir, la pluie battait sa coulpe et la ville pleurait dans la nuit sans remède.
Soudain, j'ai vu dans la flaque, à mes pieds, ce visage en 4G qui venait de tomber d'une affiche, et qui me souriait, heureux comme un hasard, double comme un reflet recommençant le monde.
Car chanter sous la pluie, et marcher dans les flaques, c'est avancer très loin, sur des chemins d'enfance, glisser par la 4G du rêve sur la pente irisée de toute fantaisie. Et s'en aller, joyeux, sur les brisées de l'improbable et les sentiers perdus de ce grand bois dormant que cache toute ville.
Rêverie de la pluie, malice de la flaque, qu'aucun panneau publicitaire n'enfermera jamais.
Et maintenant qu'elle est finie, cette Folle Journée, que le silence s'est fait et qu'on est un peu triste, il ne nous reste plus qu'à la chercher ailleurs, la musique du monde, la vaste symphonie des hommes et des choses.
Dans la rue, tout à l'heure, par exemple, n'était-ce pas encore une musique étrange et toujours neuve qui se jouait devant moi, sur ce grand clavier de béton où chaque passant venait poser son ombre, plaquant, sans y penser, quelques notes rapides et décidées comme des coups de klaxon ?
De la musique sérielle, peut-être, à vingt-sept sons ? Ou bien plutôt de la musique spectrale ?
La musique des rues et des jours ordinaires, celle qui bat la mesure de nos vies sans éclat.
Une belle musique aussi, riche et profonde, et toujours nôtre, qu'il faudrait seulement apprendre à écouter - et à chanter.
C'est très violent, souvent, ce que disent les enfants. Aussi violent que ce qu'ils vivent.
Tout à l'heure, dans le tramway, une classe d'école primaire est montée avec fracas.
Ils font un bruit immense, ces petits êtres, lorsqu'ils sont réunis, car ils parlent sans cesse et sans cesse ils se parlent - et ils nous étourdissent, car nous, adultes, ne savons plus ce que c'est que parler, se parler, tout dire et tout se dire.
Quelques enfants s'étaient placés près de moi.
J'ai d'abord entendu le plus petit, le plus frêle. Il parlait à deux plus grands, plus vigoureux :
—C'est un soldat, ma maman. Et ma mamie, c'est deux soldats. Elle me bat... comme ça... Elle me donne des coups de poings... Moi, je suis pas un soldat.
—T'en fais pas, on va t'entraîner...
—Ma mamie, c'est deux soldats. Et mon papa, c'est mille soldats. Et mille, c'est encore plus que dix mille. Mon papa, c'est mille soldats. Moi, je suis pas un soldat.
—On va t'entraîner... Kevin, il a des bombes dans ses poches, ça peut être très utile. Et moi, j'ai des épées qui sortent de mes mains. Des épées magiques...
—Je suis pas un soldat...
La fin de la conversation, je ne l'ai pas entendue, car nous étions arrivés à mon arrêt et j'ai dû descendre.
Je me suis dit qu'il y avait toute la violence du monde, dans ces paroles d'enfants. Celle qu'on subit. Celle qu'on veut infliger en retour. Toutes les humiliations, toutes les résignations, et toutes les révoltes. Tous les malheurs des hommes. Toute la violence du monde. La violence qui se sème et se cultive si aisément, mais qu'on n'éradique plus ni des coeurs des victimes ni de celui des bourreaux.
Et je les ai haïs, tous, la mère, la grand-mère et le père, toute la famille soldat acharnée à blesser cet enfant qui ne voulait pas faire la guerre.
On brade et on destocke. Affaires à faire. On solde tout. Deuxième démarque. Cinquante pour cent. Prix écrasés. Tout, on vous dit, tout est soldé : les sacs et les mendiants, les parapluies et la lavande. Les passants les perdants. Le progrès l'espérance. L'égalité la liberté. L'humanité sans la pitié. En soldes, à liquider. C'est pour rien, on vous dit. Cinquante pour cent. Deuxième démarque.
Et la dernière démarque, c'est pour demain. A prix cassés, bien moins que rien, l'humanité et la pitié. La liberté l'égalité les perdants les mendiants les passants le progrès la lavande et les parapluies. Car tout doit disparaître. Au fond des sacs. Puisqu'on vous le dit.