fables
Le numéro avait longtemps rouillé sur son vieux mur, alors on l'avait remplacé par un plus neuf, sur le ciment refait. Un plus pimpant, un plus fleuri...
Il n'en savait pas plus long, le nouveau, que l'ancien, et il disait même chose à peu près.
Mais il plaisait davantage. Puisqu'il était tout neuf.
Et puis il a vieilli, à son tour, un tant soit peu, le nouveau.
Même il est devenu, saison après saison, sans bien savoir comment, tout à fait désuet. Un peu penché, et craquelé. Si bêtement fleuri, vraiment commun, et si daté.
Il ne s'en doute pas, le nouveau, mais déjà on y pense, à le remplacer. Par un plus neuf. Qui n'en dira pas plus long. Mais qui plaira, bien davantage.
Et voilà. C'est comme ça.
La culture... ? Vraiment ? Cela surprend quand on passe... Même cela choque un peu... enfin cela dérange...
Et puis, en y réfléchissant, on se dit que c'est peut-être cela, en effet, à peu près, la culture. Un mot qu'on ne parvient jamais à saisir en entier, un mur qu'on doit sans fin s'acharner à repeindre. Une espérance à son début, une haute promesse toujours inaccomplie. Un passage invitant le piéton, et qui le fait attendre, avec son feu bloqué au rouge, exigeant la patience. Une vaste demeure aux fenêtres murées, au visage sévère, mais ardente et livrée à tous les désirs créateurs. Un immeuble vétuste, voué à la démolition, promis à la reconstruction. Un jardin clos qui pousse dru, débordant les murailles. Un chaos où chacun met son ordre, et sème son désordre. Un mot, quoi qu'il en soit, qu'il ne faut jamais se lasser de tracer, partout. Car c'est en lui que les chemins se croisent, sur le grand tableau noir où chacun vient écrire - à la craie d'écolier.
Enfin quelqu'un le disait franchement :
pour changer un humain en bon consommateur,
cultivez dans son coeur les instincts du voleur.
Partout on brade, on solde et on liquide.
Alors on fouille, on pille, on en profite.
Un peu plus tard on fait les comptes, on s'en rend compte
que l'on s'est enfermé dans une drôle de prison
avec le butin mort des objets désirés.
Qu'on l'a perdue au fond d'un sac, la clé
des $Onges, la clé de $OL, la clé des champs.
Et pourquoi me suis-je arrêtée ? Pourquoi ai-je un instant songé à l'admirer, et à la plaindre même ? Cela arrive si souvent, que l'on s'empale sur ses propres épines... que dans son mal enfin on se taille un costume, pour ne pas être nu dans le grand vent d'hiver.
Chaque année, c'est la même surprise.
Et comme chaque année, je m'interroge : comment ai-je pu ne pas voir ? Comment ai-je pu ne pas savoir ? Comment ai-je pu oublier de les attendre ?
Etait-ce la tempête qui m'avait rendue si distraite ? Ou bien ce ciel bas assoupi qui avait écrasé sur mes yeux ses paupières lourdes de tortue grise ?
Je ne les avais pas vues traçant leurs chemins de vie sous l'amas des feuilles mortes, lançant leurs tiges comme des ailes vers les nids du printemps. Non, je n'avais pas vu pointer dans la boue de janvier leurs tendres oreilles vertes, je n'avais pas vu s'allumer dans l'ombre la flamme pure de leur regard.
Voilà que ce matin elles ont éclaté au premier soleil.
Voilà qu'elles étaient là soudain, devant moi, sonnant la diane dans leurs petites trompettes d'or...
... les jonquilles, les fleurs de narcisse, le grand bouquet précoce que le printemps dépose chaque année dans mon jardin d'hiver.
Pour mon anniversaire.
Le tronc avait fléchi, jadis, quand on avait tranché la branche, il avait gémi d'âcres larmes de sève, il avait hésité, puis s'était redressé. Et maintenant, au miroir retourné de sa grande cicatrice, l'arbre portait bien haut son coeur en écusson.
Porter son coeur en bouclier sur la peau couturée d'une ancienne blessure. Se sculpter dans le bois ébranché de ses plaies. Passer la porte de douleur. Et prendre forme d'âme.
Petite rose de janvier
Tandis qu'au jardin tu pleurais
Le vent d'un autre été
Te froissait de soie tendre
Le printemps ton amant
De ses doigts négligents
Effeuillait tes pétales
Et l'automne déjà
Jaunissait tes joues pâles
Dans chaque larme de la rose
Le temps tournoyant se reflète
Au grand miroir convexe
d'éternité
Pourquoi ne voyons-nous
Qu'une fleur qui se meurt ?
Enseigne - Nantes, rue Kervégan
Il y avait
un monde qui tournait
lourd et bien gras
comme un fromage
un monde qui tournait
généreux et crémeux
tendre riche et si frais
dans son grand ciel tout bleu
un monde qui dansait
sans penser à sa fin
un monde qui tournait
dans son ciel à jamais...
Et des souris qui avaient faim
qui grignotaient et qui dansaient
en tournant avec lui.
Et puis voici
comment est-ce arrivé
voici que les souris
sont devenues des rats
énormes et voraces
à force de ronger
de courir d'être avides
voici que les souris
ont dévoré l'espace
ont évidé le monde
qui ne tourne plus rond
dans son ciel de grisaille
qui pourrait bien tomber
dans son noir de mitraille
qui pourrait bien crever
d'avoir été bluffé
d'avoir été bouffé.
A moins qu'il ne secoue
ces souris qui s'agitent
qu'il ne les précipite
au néant des rats fous
hors du ciel
sans appel
à ha haaa... à
jamais !
Je regardais cette pomme de janvier qui se balançait sur la branche du pommier, attendant de tomber consentante au grand charnier des feuilles mortes. Pailletée de pustules et refardée de pourriture, elle portait beau sa mort, sur l'arbre agonisant que le lichen recouvrait doucement de son dernier feuillage.
Elle était si parfaite ainsi, si rousse dans sa dissolution, si bien accordée au vieil arbre mourant, à l'hiver grisonnant, et à la pomme dorée qu'elle fut jadis, qu'en la contemplant j'ai rêvé ce petit conte. Une brève histoire de pomme. Du nouveau sur la pomme.
On nous en a tellement parlé, de cette pomme, cette belle pomme appétissante et séductrice qui se pendait en amoureuse à la branche légère d’un jeune plant du paradis...
Pourquoi ne nous a-t-on jamais dit qu'en réalité, il y avait une autre pomme, tout au fond du jardin, à la frontière tremblotante du monde, là où le divin printemps se frottait dans la nuit aux rudes saisons du temps, une vieille pomme pourrissante, une charogne de fruit d'hiver, posée comme un trait final sur la dernière branche du grand jardin de vie?
Et... voilà comment tout s'est passé :
Lorsque ses enfants, en âge enfin de faire leur entrée dans le monde, furent sur le point de mordre, frémissants, à la magnifique pomme d'or, d'amour et de jeunesse que vous connaissez tous, le bon dieu leur montra, tout au bord du tableau, la seconde pomme, un peu perdue dans l'ombre, la pomme rousse amollie d'âge qui se mourait dans l'hiver.
— Etes-vous bien sûrs, interrogea-t-il, êtes-vous bien sûr de la choisir, celle-là, aussi ? Car celui qui mord dans le fruit de délices doit dévorer ensuite le fruit de pourriture, sachez-le bien...
— Oui, dirent-ils. L'une et l'autre, nous les désirons toutes deux, car tu nous as faits semblables à ces deux fruits, nés pour la vie, l'espoir et le bonheur, et conçus pour la douleur, la vieillesse et la disparition.
Alors le maître satisfait les laissa s'en aller vers le monde.
Puis, en les regardant s'éloigner, il se sentit un peu triste. De plus en plus triste. Car il le savait bien, que plus tard ils ne comprendraient plus, et qu'ils la haïraient, la pomme de l'hiver, bien plus qu'ils n'avaient désiré la pomme de la vie. Qu'ils iraient même imaginer on ne savait quelle fable, on ne savait quelle absurde colère du père, on ne savait quelle terrible expiation.
En cette journée du Nouvel An, où, comme bien d'autres, j'envoie paresseusement mes voeux, un souvenir me revient, un de ces souvenirs qui cognent à la porte aussi fort qu'un vieux coeur qui s'emballe.
Ma grand-mère avait un cousin parisien qui s’appelait Camille Desmoulins. Et tous les ans, au moment des vœux, elle lui écrivait. Elle n’y manquait jamais. Elle écrivait longtemps, elle souriait en écrivant l’adresse, d’un air de malice et de mystère, et, si j'avais de la chance, elle m’envoyait poster l’enveloppe légère et parfumée qu’elle réservait à tous ceux qu’elle honorait de ses vœux :
Monsieur Camille Desmoulins
rue Campagne-première
Paris 14
Que lui écrivait-elle, à ce drôle de cousin dont j'avais appris le nom dans mon livre d'histoire ? Que pouvait-elle bien lui dire ? Je n'ai jamais osé ouvrir la mignonne enveloppe, que j'enfournais avec respect dans la grande boîte aux lettres jaune des Postes-Télégraphes-Téléphones.
Puis ma grand-mère est morte. Pendant des années plus personne n’a envoyé à Camille Desmoulins d’enveloppes parfumées.
Alors je crois qu'il est temps maintenant. En ce jour de nouvel an, c'est à toi, cher Camille, mon cousin par les cousins des cousins de la vaste famille de ma grand-mère Suzanne, petit-fille de Marianne, que j'écrirai d'abord. Car j’ai bien des choses à te dire, bien des nouvelles de la famille à te donner, et bien des choses à te demander, aussi.
Tout d’abord je dois te remercier. Car c’est toi qui nous as faits ce que nous sommes. Non, je n’exagère pas. Si la famille est ce qu’elle est aujourd’hui, c’est grâce à toi. C’est toi qui as tout fait, en ce jour où, dans les jardins du Palais royal, pris d'enthousiasme comme d’un vin chaud d'été, tu as distribué au peuple les rameaux de l’espoir et les canons de la guerre, en ce jour où tu as éventré les grilles qui retenaient les prisonniers de la Bastille, pour y loger à leur place un mot tout neuf qui était "liberté", avant d'y laisser empaler la tête trop bien poudrée de Monsieur de Launay, et puis la tienne après, tout contre celle de Lucile.
Tu nous as tout donné, ce jour-là, cher vieux cousin, tout : les mots d’espoir et les ruisseaux de sang, les esclaves debout, les cadavres étendus, les combats décisifs et les causes perdues, les droits de l'homme et les défaites de la pensée, les paroles de feu brûlant comme des torches les lendemains qui chantent, et la cendre jetée au bon terreau de l'avenir qui recommence. Cousin, je sais que ça n'a pas été facile, cette histoire, que tu as fait bien des erreurs, que tu as des regrets, peut-être des remords, mais, vaille que vaille, au long des siècles, tu nous as faits ce que nous sommes, et, mieux encore, ce que nous voulons être. Tu ne savais pas ce que tu semais, probablement, mais je peux te dire aujourd'hui, et j'espère que cela te fera plaisir, que c’était le chiendent qui ne meurt jamais de la justice et de l’espoir, de l’idéal toujours à rebâtir, du courage toujours renaissant. Tu t'es trompé souvent, sans doute, mais ton rêve est resté indéracinable, et ce mot, "liberté", que tu nous as légué, nous est encore plus nécessaire que le rêve.
Alors, c'est ce que je voulais te dire encore, ce mot si précieux, "liberté", je ne voudrais pas qu'il aille s'égarer, qu'on en affuble par exemple le faux-frère "sécurité", ce triste usurpateur, ni qu'il s'en aille agoniser, à bout de souffle, impasse des inégalités... Car il y a ces deux autres mots, aussi, "égalité" et "fraternité", qui me tracassent, qu'il faudrait restaurer, qu'on n'arrive presque plus à lire sur les frontons, et que tu ne dois pas laisser vert-de-griser comme cela sur tes statues, dans ces rues sales où la misère s'entasse. Tu auras fort à faire, mon pauvre cousin, je sais bien, mais toute la famille se joint à moi pour te dire à quel point nous comptons sur toi.
Voilà, c'est tout. En ce jour pluvieux de nouvel an où l'espoir se réenracine avant que ne reviennent les tempêtes, reçois mes bons voeux de santé, de prospérité et de longévité, jeune Camille, vieux cousin de 89, au nom de ceux qui sont morts, au nom de ceux qui vivent, au nom de ceux qui vivront, au nom, surtout, de tous les petits-enfants de Marianne.
Avec toute mon admiration, avec toute mon inquiétude, avec toute mon espérance...