C'était hier soir, dans le tram, la nuit était tombée. Je rentrais du travail, et je lisais, heureuse d'avoir pu trouver une place assise. Nous venions de quitter l'arrêt Landreau. Le terminus se rapprochait, et la rame commençait à se vider. Tout à coup le chauffeur a fait une annonce : "Mesdames, messieurs, nous entrons dans la zone où sévit le vol à la tire. Je vous engage à faire très attention et à bien surveiller vos affaires." Aussitôt, l'homme assis en face de moi a regardé fixement la couverture de mon livre : c'était J'aurais voulu être égyptien, d'Alaa El Aswany... Mal à l'aise, j'ai refermé le volume... L'homme a de nouveau posé sur moi son regard méfiant, comme s'il avait voulu me percer à jour, puis il s'est levé pour se diriger vers la porte. Nous étions loin encore pourtant de l'arrêt suivant - Souillarderie. Troublée, j'ai serré mon sac à main, traversée par une pensée nouvelle et préoccupante : qui, parmi nous, était un voleur à la tire ? C'était cet homme, peut-être, ce moustachu à l'air louche, qui m'avait si bizarrement regardée, avant de prendre la fuite ? Ou bien ce jeune vêtu d'un blouson de cuir, de l'autre côté de l'allée, affalé sur son siège, endormi, ou plutôt, non, qui faisait semblant, certainement, de dormir... J'ai vérifié anxieusement le contenu de mon sac... il n'y manquait rien, et je me suis sentie soulagée, presque surprise... J'ai vérifié encore... Près de la porte le moustachu regardait fixement au-dehors, il paraissait avoir hâte de descendre. Personne ne parlait dans la rame, mais on entendait remuer discrètement... J'ai regardé autour de moi : tous ceux qui avaient un voisin, une voisine, inconnu, inconnue, se levaient, changeaient de place, s'écartaient... Quant au jeune en blouson de cuir, il venait, étrangement, de se réveiller, et serrait dans ses mains, prêt à le défendre contre tous, son téléphone portable. Il n'y avait plus dans le tramway envahi d'obscurité, où jouaient les troubles reflets du dehors, que des passagers solitaires, crispés sur leurs affaires. Nous étions entrés dans la zone où sévit la méfiance.
Je marchais à l'ombre d'un haut mur gris. Soudain j'ai aperçu ce morceau de papier, collé sur le ciment, que j'ai d'abord pris pour une petite annonce. Quand je me suis approchée, curieuse, j'ai reconnu avec surprise la dernière page du Livre de ma mère d'Albert Cohen, cette douloureuse évocation d'une mère morte, enterrée toute vivante dans les souvenirs du vieil homme et l'amour de l'enfant qui ne veut pas mourir. Qui l'avait découpé, ce morceau de papier, qui l'avait posé là, pour qu'il s'efface lentement, sur ce ciment aussi froid et désolé qu'une tombe ? Qui ? et pour qui ? C'était absurde, c'était aussi très juste et nécessaire, comme tant d'idées absurdes. Car c'est ainsi, je crois, que le temps nous la donne à lire, notre douleur humaine, d'une page déchirée à une autre page déchirée, comme un livre en lambeaux dont les mots dispersés, minuscules, se feraient de moins en moins déchiffrables. Sur le mur de dur ciment, le morceau de papier s'adressait à tous les passants, lentement délavé de soleil et de pluie, palpitant sous le vent, peu à peu s'effaçant, et luttant pour ne pas mourir, comme le deuil au fond des coeurs.
Longtemps, on L'avait vénéré comme un dieu. Dans les cafés ouvriers on lui adressait des discours enflammés. On lui dédiait des barricades et des grèves sanglantes. On ne parlait de Lui qu'avec des majuscules dans la voix. On disait Le Progrès, et des armées de martyrs se levaient. Il éclairait bien loin la route.Et puis il avait bien fallu constater que la nuit était tombée sur lui comme elle tombe toujours sur le monde, qu'il n'avançait plus qu'en boitillant sous son quinquet modeste, à grand peine appuyé sur l'effort des humains, douloureuse béquille. Qu'il pouvait même, saisi de peur, reculer très loin en arrière. Ou refuser tout à fait de marcher, âne bâté que chevauchaient l'avarice et la cupidité... Qu'il n'avait jamais été Un, mais qu'il était multitude. Orchestre sans baguette. Brouhaha d'espérances et d'avancées infimes.Qu'il n'obéissait pas aux révolutions, mais seulement aux évolutions.Enfin qu'il ne fallait pas croire en Lui, mais bien plutôt en Nous.
Scène du Théâtre - Saint-Nazaire, le 21 septembre 2013, en attendant Ivry Gitlis... J'ai eu la chance, la grande chance, de voir et d'entendre Ivry Gitlis au Théâtre de Saint-Nazaire, samedi dernier. Il n'avait guère envie de jouer, ce soir-là, le très vieil homme, et il s'est longtemps, très longtemps fait attendre, nous abandonnant à la contemplation d'une scène aussi vide que rougeoyante de promesses. Puis il est enfin entré, et, reposant aussitôt son violon dans sa boîte, il nous a raconté quelques anecdotes aussi décousues et bouffonnes que profondes et pleines de sens... Celle du pot de chambre de Beethoven, par exemple... : Enfant, Liszt aurait rendu visite à Beethoven, qu'il considérait comme un Dieu. Or, de cette visite exaltante, seuls deux souvenirs lui étaient restés : celui des "machines à écouter" du sourd génial, et celui du grand pot de chambre qui trônait sur une table. Un dieu et un pot de chambre... - curieux, non ? mais c'est ce que disait l'histoire... Lizst l'a racontée à son élève Rosenthal, qui l'a racontée à ... qui l'a racontée à Ivry Gitlis, et je vous la raconte à mon tour, telle que je l'ai entendue. Il faut quarante-sept morceaux de bois pour fabriquer un violon, nous a ensuite expliqué Ivry Gitlis, et ce bois, il faut le prendre dans les sombres forêts des Dolomites pour faire un véritable, un lumineux violon de Crémone... Il a bien dit quarante-sept... - curieux, non ? on lit partout que c'est soixante-et-onze... Enfin, il a joué, et c'était bien Ivry Gitlis, le merveilleux Ivry Gitlis, et non plus le vieillard clownesque de tout à l'heure, qui était là, devant nous. Car il avait raison, Ivry Gitlis, et le jeune Liszt ne s'y était pas trompé non plus : il faut quarante-sept morceaux de bois terrestre pour faire le violon d'un ange, et quarante-sept morceaux de vile humanité, de triste humanité, d'humanité bouffonne, d'humanité vieillie, d'humanité misère, d'humanité pot de chambre, pour faire un dieu. Peut-être même soixante-et-onze.
Paganini: Violin Concerto No.2 in B minor, Op.7 - 3. Rondo à la clochette, 'La campanella' Ivry Gitlis - Portrait-
Abbaye de Jumièges L'abbaye est tombée en ruines, voilà que claque dans le vent le portail éventré du paradis. Il est du monde, désormais, l'ange du ciel, sur son pilier brisé. A vieillir, à languir, à devenir mélancolique, dans la lumière et dans l'obscur - comme nous tous. Ouverts sur le néant, ses yeux lavés du temps lui font un beau visage humain.
Photographier, je crois que c'est d'abord voir le monde à travers le viseur, coller son oeil à ce cadre, et découper ainsi selon lui, en une multitude de petits rectangles ou de petits carrés, l'immensité qui nous entoure. Expérience fascinante et indispensable, car on ne voit vraiment bien que derrière une fenêtre, que cette fenêtre soit celle de la mansarde de Baudelaire, ou l'optique d'un vulgaire "APN". Découpez ainsi le moindre objet, le moindre bout de paysage, et, aussi banal eût-il été avant, il devient aussitôt spectacle ou tableau. Du simple fait d'apparaître dans la distance de la fenêtre, et dans l'ordre conféré par le cadre, il acquiert une sorte de nécessité, une beauté singulière. Et j'irai jusqu'à dire que bien photographier consiste essentiellement à choisir le meilleur cadre, la fenêtre la plus juste pour y poser son regard. Cependant j'ai toujours regretté que l'appareil nous condamne à tout penser en carrés et rectangles, et à observer l'univers selon des angles droits et nets - le cercle ou l'ovale ne pouvant être, évidemment, qu'artifices postérieurs au cliché. Devant cette baie ruinée de l'abbaye de Jumièges, merveilleusement ouverte sur un village en ogive, sur une forêt dentelée de brume, sur un vitrail couleur de jour, j'ai rêvé d'un viseur gothique, d'une chambre romane, d'un écran rayonnant, d'une photographie flamboyante - et d'un regard enfin happé vers l'infini.
Que celui qui intime l'ordre se l'applique à lui-même, et se serre le cou de la laisse qu'il impose à tous, c'est bien rare. Mais que celui qui ordonne ne sache pas qu'il est soumis lui-même à la longe d'un maître, rien de plus fréquent. A l'envers, à l'endroit, toute pensée a son miroir : comprenne qui pourra. Ainsi, voyez-vous, comme il arrive si souvent, elle était amusante, elle était tout de même bien troublante, cette laisse en abyme, cette gigogne du trottoir...
Elle flottait entre deux mondes, cette méduse. Transparente et molle comme l'eau, elle était un morceau d'océan, une incarnation pâle de l'infini, elle appartenait encore au troupeau fabuleux de ces créatures ondoyantes qui dansent, loin des regards humains, au ventre bleu des mers profondes... Poussée vers le sable gris, souillée par la lumière, tentée par l'échouage, elle était déjà la créature répugnante, urticante et puante, redoutée des baigneurs, qui allait pourrir sur la plage, laide et flasque, méprisée même des mouettes avides.Je l'ai regardée un moment lutter, embrassée doucement par la houle, reculer, revenir, s'approcher lentement du rivage.Elle est venue s'échouer enfin.Il y a dans toute vie de ces moments d'hésitation. De ces lentes défaites. Rien de plus troublant, à chaque fois, que de se demander si le poids des regrets aurait pu infléchir la direction de la vague, ou si, au contraire, c'était le poids de la tentation qui conduisait la vague.
On voit cela souvent, aux marges de la ville, dans ces béances où l'on construit : une maison fossile enfermée dans un mur, aplatie, écorchée et rugueuse, comme une cicatrice.L'histoire est si connue : c'était, en banlieue, une rue de pavillons tranquilles, avec leurs petits jardins, leurs vieux et leurs enfants, leurs oiseaux et leurs chiens... Un jour, la maison a tremblé : on démolissait les pavillons d'à côté pour bâtir des immeubles.Elle a longtemps résisté, avec sa cheminée, et son petit jardin, ses vieux, ses enfants, ses oiseaux et ses chiens. Inquiète et isolée, elle a vécu ainsi, frêle et forte, accolée au vainqueur, luttant de toutes ses pierres et de toutes ses poutres pour ne pas s'écrouler.Et puis, comme tout s'use, et surtout le courage, elle a fini par céder, par se vendre, par s'écrouler, par s'incendier - est-ce qu'on peut savoir quoi, maintenant qu'on l'a démolie ?Qu'importe ? On va bâtir d'autres immeubles, toute une rue d'immeubles, un rempart haut et gris, triomphant.En attendant, la maison reste là, dans le mur de béton, comme un dessin d'enfant sali, avec sa cheminée, son toit en pente douce, ses planchers qui craquaient, ses papiers peints roses et bleus, son air maladroit et naïf.Demain viendront les grues, les bétonnières, les ouvriers casqués. Dans le béton et les parpaings on l'emmurera tout à fait, la maison d'autrefois, avec sa cheminée, son toit en pente douce, ses planchers qui craquaient, ses papiers peints roses et bleus, et son petit jardin, et ses vieux, ses enfants, ses oiseaux et ses chiens.Qui l'entendra gémir, le vieux dessin d'enfant, broyé et lézardé, coulé dans l'avenir ?L'histoire est si connue... et ainsi va la vie comme on la fait aller. On démolit, on rebâtit. Plus haut, bien plus solide. Mais il y a toujours quelque part, invisible, oubliée, une cicatrice, un coin emmuré du passé qui pleure et se lézarde au profond du béton.
L'indicible... Il nous résiste, il nous repousse, éternel horizon qui s'éloigne toujours... On le sait bien qu'il est l'unique vérité, le seul rivage qui vaille le voyage, l'au-delà qui nous embarquerait vers l'ultime l'infini. Mais voilà, comment se taire ? L'homme est un animal bavard, qui ne supporte pas le silence. Et l'indicible, c'est tellement fascinant... tellement... inexprimable... enfin... tellement irritant...Alors au lieu de rester sur le seuil, on brade les merveilles, on solde les reflets, on communique : événement, dernière démarque ! De tout ce qu'on ignore, on bavarde, on murmure, on écrit, on discourt. Pas un mystère qui ne se récite, ne se déclame, ne se disserte, ne se révèle, ne se pérore, en grands mots comme en cent...L'indicible, c'est tellement... ineffable... Entrez donc, on vous dira tout !