fables
Depuis le temps que je passe devant cette inscription... j'ai fini par la photographier : la mousse allait l'emporter sur les mots charbonnés, et la pluie de novembre, de ses larmes hypocrites, travaillait sournoisement à en délaver le sens. Le dernier i, déjà, vaincu, avait perdu la tête. Il fallait faire quelque chose.
Elle m'est précieuse, à sa façon, cette inscription de mon chemin. Car elle dit simplement, fièrement, nettement, ce qu'on nous cache, ce qu'on voudrait nous laisser ignorer, mais que nous savons tous si bien et depuis si longtemps que nous pourrions le hurler.
Ici. Ici aussi.
Ici aussi il se passe quelque chose. Ici aussi il y a quelque chose à voir et quelque chose à dire.
Ici aussi on vit, on parle, on meurt. Ici aussi on veut exister un instant, écume du néant.
Ici aussi on crie on appelle on écrit. Ici aussi on se débat on cherche on pense on crée.
Pas seulement là-bas, dans la lumière et dans la gloire, là-bas, là où ils vivent, là où ils irradient, là où ils dansent où ils aiment où ils rient sur les écrans et les images de papier glacé, ceux qui scintillent de cet éclat qui leur vient de nos yeux et de notre désir.
Ici. Ici aussi.
Ici comme tout le monde ici comme ailleurs ici comme partout où il fait sombre où il fait humble où il fait laid. Ici comme partout où l'on dit je où l'on dit nous.
Ici. Ici aussi.
C'était au Cap de la Hague, face à la mer. On ne le voyait pas, le taureau du grand pré.
Je l'ai imaginé là-bas, au bord de l'horizon, en liberté, galopant dans le vent et poursuivant les vagues au loin qui roulaient dans le bleu. Je l'ai imaginé ivre de ciel et d'herbe, dansant comme un jeune bison dans les steppes d'avant.
Puis se heurtant à la clôture, se déchirant aux barbelés, y laissant tous ses rêves en gouttes de sang minuscules et aussitôt rouillées.
En liberté dans son élan, dans son amour de vivre. Enfermé dans sa vie de bétail, dans son enclos gris-réel.
Comme nous, comme tous.
On rencontre assez souvent dans la ville des fenêtres qui sont comme de petits théâtres pauvres, où des acteurs modestes, sombres ou lumineux, se mettent en vitrine comme ils se mettraient en scène. Ce soir-là, j'avais croisé ce monstre à la fenêtre, qui me tirait la langue et posait sur moi ses yeux vides.
C'était un simple visage de gargouille ou de mascaron, qu'on venait de tailler dans la pierre, ou de modeler dans la glaise, et qu'on avait posé, en attendant de le parfaire sans doute, derrière la vitre sale, pour effaroucher le passant - ou le séduire peut-être. Ce n'était d'ailleurs pas tout à fait encore un monstre, juste une ébauche de monstre, une hideur vague et pâle, incertaine, en train de naître de l'obscur.
On aurait pu croire à un reste de douceur dans ses joues osseuses, au parfum roux des feuilles de l'automne dans sa chevelure raide. Si seulement la fenêtre n'avait pas été si sale, si la pièce n'avait pas été si sombre, si quelqu'un avait ouvert l'épais carreau, cette face égarée aurait encore pu s'éclairer, on aurait vu surgir un visage sous ce masque, ou bien même on aurait réussi à l'arracher à son trou d'ombre, à le suspendre bien à sa place, près d'une sainte ou d'une tourterelle, sur la gouttière d'une vieille église ou au fronton d'un palais moussu. Enfin on aurait pu... oui, on aurait pu entreprendre quelque chose pour que le monstre ne soit plus un monstre.
Mais là, devant la fenêtre sale et noire, on le regardait prendre forme sans savoir quoi faire. On se contentait, détournant les yeux après la première surprise, de sourire avec indulgence, ou de hausser les épaules, et l'on passait son chemin, sans y penser davantage.
C'est ainsi, presque toujours, quand on voit naître un monstre, quelque part dans l'obscur. On croit toujours ne pas savoir, on préfère oublier. La paix est à ce prix. La guerre aussi.
Journées douceur, disait ce soir la vitrine aux étoiles... Journées douceur. Et justement, c'était hier, et aujourd'hui, et encore demain, et même après-demain... c'était maintenant, juste maintenant. Je me suis arrêtée, la pensée empapillonnée par la lumière des mots.
La douceur, il me semblait que c'était un mot un peu démodé, presque niais, qui ne servait plus qu'à présenter la météo. Alors de la voir s'afficher, là, toute proche, toute rose, scintillante, invitante, cela m'avait, tout doucement, remué le coeur. Je me suis prise à imaginer ce que ce serait qu'un monde qui ferait trêve enfin de ses guerres et de ses injustices, de sa laideur, de sa sottise, de toute sa rudesse et de toute sa nuit, pour s'éveiller un beau matin douceur. Je me suis demandé comment on les vivrait, ces journées douceur, si on nous en enveloppait tout entiers, à grands plis de bonheur et à pans de sourires, si on nous en recousait nos douleurs, à long fil de tendresse... peut-être qu'on ne saurait pas, qu'on ne saurait plus...
Il n'y a pas une seconde sur la terre, pas une demi-seconde, pas un quart de seconde, qui puisse s'écouler sans violence et sans morts. Alors des journées douceur... Sottises, bavardage de commerçant, piège à rêves, et rien d'autre ! Même une heure douceur, même une simple minute douceur, ce serait un tel miracle...
Pourtant, s'il doit encore y avoir des miracles sur cette terre, seule la douceur pourra les accomplir.
Saint-Nazaire - Blockhaus de la base sous-marine
Je l'avais si souvent rêvé, enfant, ce vol de ballons colorés qui m'aurait emmenée au loin, dans un souffle de fleurs et d'ailes, par dessus les rivières et les mers, comme Nils Holgersson.
C'était un de ces rêves délicats et naïfs qu'on jette, une fois grandi, comme un bouquet flétri, au grand tombereau des songes creux, des doux délires et des lunaisons vagues.
Et voilà que quelqu'un l'avait retrouvé, et l'avait déposé, toujours vivant, toujours enfant, là où jamais je n'aurais cru le rencontrer : sur le mur salpêtré et rouillé du blockhaus.
Prendre la réalité pour son désir, passer le béton des forteresses par les armes du rêve, semer sur les bastions l'esprit léger d'enfance, jeter sur les remparts l'ombre frêle du bonheur : je crois que c'est de bonne guerre. Ou de bonne paix. De bon espoir peut-être. Ou de belle utopie. Comme on voudra.
Sur le bitume ce fut d'abord une trace modeste. Quelques brins d'herbe tendant le cou, hésitants, un souffle de désir qui dansait sous la pluie, une tête pointue qui grignotait le gris, et la lente poussée d'un dos qui voulait se faire place, déroulant ses anneaux.
Peu à peu on l'a vu sortir, et puis bientôt ramper, avancer en bête obstinée, serpent de pissenlits tordant sa queue semée de touffes ailées, dragon vainqueur et zigzagant envolé dans la ville.
Et c'était sous nos pas délivrés une longue traînée de vie, verte comme une flamme.
Il m'avait dit, le jardinier du jardin des Plantes, que les vendanges seraient bonnes. C'était au printemps.
Mais à l'automne j'ai trouvé les raisins noirs et desséchés. Personne n'était venu les cueillir, et ils étaient morts, là, d'infructueux oubli.
Quoi de plus triste qu'une promesse qu'on dédaigne ?
Et puis il y a eu cette tempête, ce vent qui les a secoués comme grelots,
cette pluie qui les a couchés sur le sol comme en prière,
cette boue qui les a accueillis et pétris.
Ils se sont ressemés, les raisins qu'on avait dédaignés.
Quoi de plus obstiné qu'une âme qui espère ?
Amour en cage
Amour en larmes
Petite flamme
Qui se fane
Et coeur éteint
Dans son jardin
Est-ce bien d'une fleur
Que je parle d'une fleur
Sur sa tige tremblant
Comme un sanglot du temps
La vie se glace
Au froid des âmes
Et la pluie lasse
se plaint tout bas
Amour en larmes
Amour en cage
"Le désespoir est assis sur un banc" - Jacques Prévert
Par ces jours bruineux d'automne, on ne vient plus guère au jardin, qui lentement se dévêt, tournoyant dans ses feuilles et se poudrant d'or mat.
Et plus personne ne s'assied sur les bancs humides et noircis.
Sauf eux.
Des hommes, des femmes aussi, âgés, pauvrement vêtus, solitaires.
Ils attendent. Ils restent là longtemps, à regarder sans rien dire les oiseaux et les arbres, les fleurs aux yeux mouillés et les étangs troués de pluie, à suivre du regard les feuilles qui dansent lentes avec le vent, puis tombent épuisées sur les chemins déserts qui ne vont qu'en tournant.
Pourtant, ce n'est pas le désespoir qui les assied sur leur banc, dans la pluie et le froid - car il y a dans le désespoir encore toute l'ardente énergie de l'espoir, se renversant vers le néant.
C'est bien plutôt la résignation. Et cette solitude, si vaste, si lourde sur leurs épaules, qu'elle les oblige à venir s'asseoir là, et à attendre, quand le jardin fait route vers l'hiver.
Comme si l'attente était la dernière promesse de la vie.
Une façon d'aller encore, quand on ne sait plus où.
Mains brunes perles et pluie qui pleure
L’automne bat sur cette vitre
La mesure simple de la vie
Un arbre jaune au vent se donne
Dans l’herbier gris des jours passés
Qui a jeté les feuilles mortes
Au grand hasard des pages enfuies
De nos mémoires éparpillées
L’hiver qui vient serre l'espoir
Dans ses rangées de branches noires
Printemps pépiant chaque bourgeon
comme un oiseau replie ses ailes
Araignée calme le soir se berce
De froid de brume et de pluie lente
L’automne cogne au carreau bleu
Le monde attend comme un jardin