Longtemps, passant près de cette maison de moellons, j'avais levé les yeux, confiante, vers le cartouche où son nom est inscrit. Car c'est une villa du temps où l'on donnait aux maisons des noms, comme aux châteaux, afin d'y enclore son Eden. J'avais toujours lu "BELLE-VIE" sur les grandes majuscules antiques à demi effacées, et je trouvais cela charmant, "BELLE-VIE", sur le front paisible de cette vieille villa solidement bâtie de moellons, mûrie et ravinée comme un fruit oublié, en son petit jardin d'où dépassait un vieux pommier. "BELLE-VIE" malgré l'âge venant, "BELLE-VIE" malgré les voies ferrées et le carrefour bruyant. "BELLE-VIE" malgré tout, contre tout, à cause de tout. Depuis plusieurs mois je n'étais pas revenue dans ce quartier de la périphérie. Il y a quelques jours je m'y suis retrouvée par hasard. La maison de moëllons n'avait pas disparu encore. Elle surplombait ce soir-là un chantier poussiéreux hérissé de gravats et de tractopelles. Devant la fenêtre où les ombres agitaient leur long visage de camarde, le vieux pommier, mort, se couvrait d'un linceul gris de lichen. J'ai voulu sottement m'approcher, lire de plus près, avant de repartir, la promesse heureuse d'autrefois... Alors je me suis aperçue que que je m'étais toujours trompée : car non, cette villa ne s'appelait pas, ne s'était jamais appelée "BELLE-VIE", mais simplement, dérisoirement, courageusement, obstinément, dans ce coin laid où la ville fait sa mue et revêt lentement sa peau grise de banlieusarde : "BELLE-VUE"... "BELLE-VUE", après tout ce n'était pas si mal. "BELLE-VUE", tellement mieux que rien. Mais comment avais-je pu me tromper si longtemps ? Et puis, est-ce que cela existait, quelque part, est-ce que cela pouvait seulement exister, est-ce que cela pouvait même sérieusement s'imaginer sur cette terre, un lieu qui se serait appelé "BELLE-VIE ? Je me suis éloignée, nostalgique. Une dernière fois je me suis retournée. Un rayon très doux du couchant éclairait obliquement les hautes lettres étroites, et j'ai lu à nouveau, très distinctement, comme si cela avait été gravé au burin de patience ou d'illusion dans mon propre coeur obstiné : "BELLE VIE".
"Je laisse aux nombreux avenirs (non à tous) mon jardin aux sentiers qui bifurquent."(J.L. Borges, Le jardin aux sentiers qui bifurquent) Ce n'était pas vers cette boutique que mon chemin sinueux m'entraînait... mais je me suis arrêtée un instant. L'appel était si franc, si joyeux, et si juste. Oui, où que nous allions, allons-y par quatre chemins. De chaque carrefour faisons notre chemin de ronde. Il n'y a dans nos coeurs que sentiers qui bifurquent Et sur les routes droites c'est la vie qui s'égare.
"Icare...", ai-je pensé...C'était, au-dessus d'une plage chargée de baigneurs en maillots, un homme habillé d'un T-shirt et chausé de tennis, emporté par une aile de nylon... et pourtant j'ai pensé "Icare..." - tant il est vrai que les vieux mythes guident toujours nos pensées d'aujourd'hui.Peut-être est-il rassurant de constater qu'un passant d'une plage moderne parle la même langue encore que les aèdes antiques, et fouille obstinément le même coffre aux histoires.Peut-être est-il au contraire effrayant de se dire que deux ou trois mille ans ont pu s'écouler sans que rien n'ait changé, au fond, puisque sur tant de réalités nouvelles on ne pose à jamais que des schémas anciens, et des pensées millénaires.Je ne sais.Je sais seulement que nous avons besoin des mythes parce que nous avons besoin d'histoires. Qu'il n'est pas possible à un humain de penser ou de regarder, sans changer aussitôt en récits ses pensées, ses regards. Et que jamais sur la terre les hommes n'ont volé, navigué, possédé, détruit, inventé ou conquis, que pour se raconter des histoires, de très vieilles histoires, qu'il leur fallait écrire, et réécrire, avec la fragile matière de leurs vies, toujours nouvelles, de mortels.Nous sommes des êtres de récits. Nous sommes les enfants des mythes.
Ce gilet... il est resté plusieurs jours, pendu comme un être humain, à la palissade de la boulangerie, essuyant pluie et grêle, et toutes les colères de ce triste mois de juin.Je crois qu'il appartenait à une vieille femme de mon quartier qu'on voit depuis plusieurs mois errer, aller d'une boutique à l'autre, portant un lourd cabas, et longuement attendre, immobile sur le trottoir, des inconnus qui ne viennent jamais.Sans doute, un jour qu'elle s'était rendue à la boulangerie, était-elle restée un bon moment ainsi, à scruter la route. Le soleil d'un été disparu lui avait un instant souri, et elle avait eu chaud. Elle avait retiré son gilet, l'avait accroché là comme à un arbre du jardin d'autrefois, puis l'avait oublié. Elle était repartie bras nus, frêle comme un enfant dans sa robe d'été. Ensuite elle avait eu de nouveau si froid... frissonnante elle avait cherché son vêtement, et elle avait marché encore dans le vent glacé de l'oubli, elle était repassée bien des fois près de la palissade sans le reconnaître. Elle avait poursuivi son errance, ses longues stations sur le trottoir, ses étranges achats de gâteaux chez le boulanger, son attente anxieuse de l'inconnu qui manquait chaque jour son rendez-vous.Pendant presque une semaine je suis passée devant le gilet abandonné, pensant à cette femme, à sa détresse immense et incommunicable. A l'indicible angoisse qui envahit ceux qui perdent peu à peu la mémoire, et qui errent en eux-mêmes, prisonniers d'un dédale où chaque chemin commencé ouvre un couloir qui se referme. A ceux-là qui s'en vont si fragiles, âmes humaines toutes nues, sans gilet sans bagage, sur les routes effacées du temps.
Vie perdue, la vie du jeune musicien "rrom" qui, s'il n'était pas né Rrom, serait peut-être ingénieur à Sydney, ou percussionniste à Boston ?Vie perdue, la vie de ces passants qui s'en vont à grands pas vers ce qu'ils croient être leur travail, leurs courses, leurs rendez-vous, et qui n'est que la toile grisâtre où l'araignée du temps a capturé leurs jours ?Vie perdue, la vie des mendiants ivres qui barbouillent la nuit sur les murs de la ville des mots bleus de mélancolie ?Vies perdues toutes les vies peut-être, qui passent et qui s'égarent au grand trottoir des heures.Mais si rien n'a de prix que ce qui doit se perdre,et si ne se retrouve que celui qui s'égare,à nos vies perdues,à toutes nos vies précieuses précaires,et perdues,je veux dédier moi aussi,cette imageun peu floued'un instantdisparu,ce clichéretrouvéd'un moment égaré et perdu,précieux et précaire,de nos vieséperdues.
Christos Chryssopoulos, Une Lampe entre les dents, Chronique athénienne, traduit du grec par Anne-Laure Brisac, éditions Actes Sud
Le livre de Christos Chryssopoulos est ce qu'on pourrait appeler un récit d'ethnologie spleenétique. L'auteur s'y peint en flâneur baudelairien, égaré en 2011 dans l'Athènes de la Crise, promenant dans les rues son appareil-photo comme Diogène promenait sa lampe - pour en explorer les ombres, pour en débusquer les misères. Dans la ville où il déambule ne semblent subsister que des boutiques abandonnées, des clochards et des chiens sans maîtres, errant parmi les ruines d'une splendeur lointaine. Comme si une guerre, un siège, ou peut-être même - qui sait ? - la grande peste d'Oedipe roi, étaient peu à peu venus à bout de toute énergie, de tout désir de vivre. Plus le narrateur marche, plus les rues semblent se déliter et se souiller, plus le silence s'impose, remplaçant le bruit des moteurs qui s'éteignent, tandis que les silhouettes humaines se transforment en ombres et en spectres, et qu'il devient bientôt certain que "chacun de nous peut être remplacé par n'importe qui ". La seule lumière possible est, à la dernière page, celle de ce chiffonnier surgissant d'une benne à ordures, "une lampe entre les dents", faisant se rejoindre ainsi "les immondices et les étoiles" - Comme s'il n'y avait plus, pour affronter la nuit, que la grimace de Diogène, ce chien de la philosophie qui ne croit qu'au néant. C'était en 2011. Qu'en est-il aujourd'hui que deux ans ont passé, que la Crise a resserré encore son siège sur ces remparts de la Grèce exsangue où ne veille plus que l'ombre morne de la triste Cassandre ? En refermant le livre, je me suis demandé s'il s'agissait vraiment de la simple et réaliste chronique d'un désastre contemporain - la description clinique d'une ville saignée sur l'autel de l'"Austérité", cette obscure religion à laquelle les dieux manquent -, ou s'il ne s'agissait pas plutôt d'un récit fantastique et mythologique, entraînant le lecteur dans les rues sombres d'un labyrinthe gardé par un Minotaure agonisant, qui ne serait plus simplement Athènes, mais l'énigme même de notre monde s'effondrant sur lui-même. Et j'ai été saisie d'un grand trouble lorsque mes yeux ont rencontré les pieds de cet homme assis tout près de moi dans le tramway. Des pieds minces et fragiles, couverts de plaies, enfoncés sans chaussettes dans des chaussures trop lourdes. Des pieds tout à fait français, des pieds de SDF nantais en 2013, usés au marathon de la misère, extraordinairement semblables à ces pieds enchiffonnés du miséreux grec photographié à Athènes en 2011, qui semblent, sur la page de couverture de l'étrange chronique de Christos Chryssopoulos, servir de piédestal à la statue aveugle d'on ne sait quelle déesse aux yeux bandés de suie.