Omonville-La-Rogue, église Saint-Jean-Baptiste
ex-voto à la mémoire du navire "Le Superbe", que la mer engloutit en 1795
On est souvent ému, lorsqu'on entre dans une église, en bord de mer, par les exvotos qu'y ont laissés les marins.
Il avançait, ce navire, tout là-haut, suspendu à son fil et noué de cordages, et si étrangement solitaire, dans le souffle noir des tempêtes et le cri grinçant des naufrages, vers ce peu de lumière que lui faisait le jour à travers le vitrail.
On le regardait s'en aller immobile, dentelé, fuselé, et captif, pris dans la toile d'ombre par les ailes inutiles de son gréement superbe, comme un insecte absurde et merveilleux, et l'on pensait à la détresse et à la foi des marins d'autrefois.
Et aussi à ce long tremblement des vivants, sur la mer de misères.
A la fragilité toujours du grand voyage humain, à bord du navire espérance.
"N'y va pas
Tout est combiné d'avance
Le match est truqué"
Jacques Prévert, Le Combat avec l'ange
Et, avant de quitter Prévert, je voulais encore vous montrer son ange : la tendre figure de proue, le naïf cupidon d'église, le putto en costume d'Icare cloué aux poutres de vieux bois qui, au-dessus de la table de travail, courait dans un bruissement d'ailes son petit chemin d'ange, tandis que le poète, en bas, dessinait sur ses pages la trace de ses pas.
-Un ange, chez ce Prévert, chez l'anticlérical qui voulait leur "voler dans les plumes", à ces volatiles du bon Dieu ? Un ange après le combat ?
-Un ange... Pourquoi pas ?
Il y a toujours un ange quelque part dans la maison d'un poète.
Sinon comment saurait-il faire aller dans son ciel les mots qu'il emprunte à la terre ?
A Omonville-la-Petite où Jacques Prévert s'était installé pour mourir, je suis allée rendre visite à l'autre maison du poète, à la calme demeure qu'il s'était choisie, dans le petit cimetière que veille, en bergère grise, une ancienne chapelle à cape de granit.
Rien d'autre sur la tombe que cette pierre plantée comme un menhir dans un parterre de fleurs, ornée de grandes lettres vertes et sveltes qui ont l'air de chanter en marchant d'un bon pas.
- Ce n'est pas la tombe d'un mort, me suis-je dit, c'est la borne fleurie d'un chemin de vivant.
En m'approchant j'ai vu sur la pierre le grand chapeau d'offrandes dont l'ont coiffé jour après jour les pèlerins de poésie - pétales d'hortensias, grands coeurs de marguerites, coquilles de La Hague et galets de la Manche, grains bleuis de nuages, petits cailloux de la vague.
- Ceux qui sont venus là, ai-je pensé, ont bien lu le poète.
Des passants pitoyables avaient aussi orné de quelques présents plus menus la tombe voisine et bien moins haute de Janine, la compagne si souvent décriée.
- Ceux-là, ai-je pensé, ajoutant un pétale, l'ont encore bien mieux lu.
Ils n'ont pas oublié l'amour dur et qui dure, la tendresse longtemps gardée. Ils l'ont deviné, sous la terre, le noeud ligneux des vieilles mains qui se joignent et se serrent, quand il fait froid, quand il fait noir, quand il fait détresse et souffrance, quand il fait presque mort. Ils l'ont compris, l'amour "têtu comme une bourrique", qui fait grandir comme les fleurs, comme la mer et comme les falaises, ces paroles humaines qu'on nomme poésie.
Elle était toujours un peu éblouie, lorsqu'on ouvrait la porte. Éblouie, anxieuse aussi... s'il allait l'attendre, là, dans la lumière du dehors ? Mais non, il n'aimait pas le soleil, son âme était bien trop remplie de nuit. Elle regarda lentement autour d'elle, palpitante. Tous s'étaient égaillés dans le jardin. Elle était seule et elle se rassura.
C'était bon d'être en vie, et libre presque, et de sentir passer dans ses cheveux le souffle heureux de l'été bleu...
Elle huma l'air tendre où flottait l'odeur des foins mûrs et des fleurs des parterres, tituba, comme saisie d'ivresse, et commença sa marche, lente, boitillante, hésitante. [...]
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Lunettes de Jacques Prévert - Maison-musée d'Omonville-La-Petite
Il est parti, mais il nous a laissé ses lunettes.
Des lunettes pour voir de près, de bien plus près.
Des lunettes pour voir de loin, de vraiment loin.
Des lunettes pour voir de haut, et puis d'en bas aussi.
Il nous a laissé ses lunettes
comme d'autres avant lui
comme les pré-impressionnistes
les beaux impressionnistes
les grands expressionnistes
les vrais surréalistes
et tous les fantaisistes
accordéonistes
alchimistes
illusionnistes
accessoiristes
excursionnistes
ascensionnistes
entomologistes
sécessionnistes
inventaristes
insolitistes
anarchoristes
cymbalistes
pointillistes
ou cubistes
qu'on appelle les artistes.
Et maintenant qu'il est parti
nous regardons autour de nous
tout simplement sans y penser
Et nous voyons le monde
à travers ses lunettes
qui l'ont rendu
un peu plus rose
un peu plus chose
un peu plus jaune
un peu plus faune
un peu plus rouge
un peu plus fou
un peu plus noir
sans désespoir
un peu plus bleu
si mystérieux
beaucoup plus vert
vraiment prévert
beaucoup plus vaste
tout à fait proche.
Dans l'église de Sainte-Mère, en Cotentin, un beau vitrail moderne commémore l'héroïsme des parachutistes de la nuit du 6 juin 44.
Je l'ai admiré distraitement, comme tous les touristes qui m'entouraient.
Quand je me suis retournée, j'ai vu grandir, sur les piliers nervurés, cette fresque ardente aux longs plis de nuit, semée de coeurs vivants et d'oiseaux de lumière, qui palpitait comme un drapeau hissant haut ses couleurs, et que personne ne semblait remarquer.
C'étaient, je crois, les vieux morts de la guerre qui repeignaient ainsi l'église, avec des pinceaux de soleil, des pastels d'harmonie et des crayons d'espérance, qu'ils trempaient de leurs larmes et lavaient de leur sang.
Vers d'Yves Bonnefoy - fresque de Pierre Alechinsky
Cela avait quelque chose d'émouvant, cette grande tache noire, cette longue brûlure de mousses et de suies urbaines, qui justement était venue souiller et déchirer les beaux vers célébrant, "même déchiré, souillé", l'arbre des rues qui suffit au bonheur.
Sur les mots à demi effacés se posait tout le ciel, et le vent y bougeant remuait doucement ses ailes d'oiseau bleu.
Dans ce monde où le noir l'a toujours emporté sur le jour,
les bras si frêles de nos arbres en prière,
et les paroles envolées des poètes
disent le même espoir :
- qu'il soit éternité,
qu'il se suffise,
l'élan fragile.
J'aurais bien aimé en acheter, des chaussures d'ange, avec ma carte bleue.
J'aurais poussé la grille qui m'écartait du ciel, et je serais entrée.
A l'ange revêtu de rouge et de mystère qui m'aurait accueillie, j'aurais demandé sans vergogne :
des mocassins en peau de nuage, pour aller tout là-haut sur la piste du temps.
des bottines en satin d'aurore, pour rentrer au matin les longs troupeaux d'étoiles,
des ballerines à boutons de strass, pour briller au zénith,
des escarpins en velours du soir, pour tirer les rideaux du couchant,
des pantoufles de verre, pour danser seule au bal des nuits d'été songeuses.
Je les aurais choisies à ma pointure humaine, mes chaussures d'ange, et, sur le fil ténu qui mène à l'autre monde, j'aurais esquissé quelques pas d'espérance.
Mais la boutique était fermée. Fanée. Empoussiérée. Abandonnée. Définitivement.
Dans la rue, soudain, l'autre jour, cette troublante invitation.
Ces membres de plastique épars sous le rideau baissé.
Et, surtout,
cet index pointé
vers la fissure qui s'élargit,
vers la faille où grandit le vide,
sur le chemin familier...
Je rêvais.
Je rêvais d'un grand perroquet bleu.
C'était un grand perroquet merveilleux qui volait doucement dans mon jardin. Il s'est posé sur mon cou. Il m'a enveloppée dans le bleu de ses ailes immenses et dans la chaleur de ses plumes. Et il a murmuré, de sa voix claire qui rocaillait d'étoiles : "Rrrêve... rrrêve..."
Mais le vacarme, au-dehors, a fini par me réveiller. J'ai entrouvert la fenêtre. C'était la voisine, madame Dumaurier. Elle était en chemise de nuit, elle courait en tous sens [...]
Un conte, cette fois, à lire sur mon blog cheminderonde.wordpress.com