fables
Derrière cette lucarne minuscule, tout un monde, fragile et désuet, de bijoux, de rubans, de mannequins cintrés et de porte-manteaux de couturière.
Un monde en miniature, mignon et ordonné comme une maison de poupée, absurde et triste comme le fouillis solitaire, au grenier, d'une vie oubliée.
Dans l'ombre surchauffée du toit, le petit ballet suranné d'un rêve encore fervent.
En l'absence de tout balcon, l'exigence de se montrer quand même à la fenêtre.
Malgré la rouille et la crasse, l'obstination à poser sur le monde un regard élégant.
Et, contre la vieillesse gagnant comme une lèpre, la douceur de la nacre et le frou-frou des soieries.
J'ai connu de vieilles, très vieilles femmes, qui s'obstinaient, seules depuis si longtemps, à serrer un corset sur une poitrine effondrée, à attacher de leurs doigts gourds sur un poignet enflé un rang de perles irisées, à nouer sur les plis dévastés de leur cou un foulard de soie rose et fleurie, à décrocher à grand-peine, sur l'instable perroquet du vestibule, un coquet manteau de laine fine, pour faire chaque matin, dans la rue où personne ne les reconnaissait, un tour très digne de promenade, dernière parade de l'élégance. Avec cette suprême volonté que mettent les danseuses épuisées à rejoindre avec grâce, le spectacle fini, les coulisses obscures, elles allaient toutes droites et parées sur un bout de trottoir sale et bruyant, s'efforçant de ne pas boiter, de ne pas trébucher, de faire ce qui se devait, d'être comme il faut, sous le regard dur et aimant de spectateurs aussi exigeants qu'invisibles - puis elles rentraient, sans pleurer, vieux corps souffrants, âmes veuves esseulées, dans l'ombre de leur logis vide.
Ma grand-mère était ainsi.
Une vieille femme qui lit, par un beau jour un peu frais de mars, et rien de plus.
Une femme modeste sans doute, qui ne cherche pas à se faire remarquer, qui ne se doute pas que je l'ai observée, que je l'ai photographiée, que je parle d'elle aujourd'hui.
Je ne peux vous décrire son visage, je ne peux vous parler de ce qu'elle lit, je l'ai vue de si loin. Elle est pour moi, simplement, la Lectrice.
Assise au coin du banc, dans un petit rayon du soleil rare de mars, comme si le besoin de lire, irrépressible, l'avait jetée là d'un seul coup, malgré le froid et l'inconfort.
Mince et frêle dans un paysage dévasté par on ne sait quelle tempête, posant dans ce chaos l'ordre serein d'une pensée.
Seule, et pourtant de la couleur exactement des troncs et de la terre, dans un accord si profond avec ce qui l'entoure qu'on l'en distingue à peine.
Très vieille sans doute, mais si ardente, absorbée, rajeunie par le texte.
Courbée, non sur elle-même, mais sur l'autre monde des pages, où tout va droit sur la portée des phrases, dans l'équilibre des chapitres.
Heureuse du soleil et soucieuse du froid, consciente du réel dans son petit manteau brun, sous son béret de laine, mais au-delà aussi, ailleurs, très loin, dans la passion de lire.
Immobile et veillant sur son sac familier, marchant pourtant du pas des conquérants, sur des rivages inconnus, sans autre bagage que ce peu de papier et d'encre que serrent ses doigts gourds.
Enfant, sans doute, puis jeune fille, et femme enfin, elle lisait ainsi, dans un jardin, au bord de l'eau, sur une balançoire à la planche pourrie, sur des plages balayées par le vent, dans l'autobus, n'importe où... Et, tout près de mourir maintenant, dans le petit volume dont elle tourne les pages emplies de lumière et de murmures, elle écoute en silence la voix éternelle des heures une à une passées, jamais tournées, jamais pâlies, dans la conversation sans fin des livres, où bruisse, au vent des tempêtes et des désastres, au calme des bancs de bois dans les petits jardins, au grand fracas des foules et des rues, au bord des chemins clairs que le soleil trace dans l'ombre, le monde entier.
Une lectrice, la Lectrice, je vous dis.
Aujourd'hui, c'est dimanche. Et, comme il se doit au septième jour d'une longue semaine, je me repose.
Je ne vous offrirai donc que ce petit tableau, composé par un antiquaire malicieux ou naïf, et qui vous montrera ce dont vous vous doutiez déjà : que les anges eux-mêmes, parfois, ont envie de cueillir le fruit défendu.
Il est vrai que ce putto rebondi semble appartenir à l'espèce tendre et fragile des cupidons plutôt qu'au peuple grave des anges du paradis... Et puis il est si maladroit, je crois qu'il se brûlera aux lampes avant d'avoir attrapé la grappe.
Mais attention ! Qu'il soit fils de Vénus ou gardien de l'Eden, qu'il aboutisse ou qu'il échoue, son coupable désir ne restera pas inconnu, et la voiture qui passe ne le cachera pas : tout est filmé, enregistré. Vidéo surveillance.
Restent ces questions qui me troublent : que fait-on du film, là-bas derrière, au fond de la boutique obscure ? Est-ce le débonnaire antiquaire qui le visionne en souriant comme un dieu bienveillant ? Est-ce un sévère archiviste qui scrute, et note, et range ensuite ses fiches dans de profonds casiers, sans rien omettre, pour le procès, plus tard ? ou bien la caméra continue-t-elle à tourner, sans spectateur, absurdement, enregistrant toujours, et effaçant à mesure qu'elle avance tout ce qu'elle avait emmagasiné, dans un recommencement éternel et vide ? A moins bien sûr qu'il n'y ait tout simplement pas de caméra, rien, le néant, et un bout de papier doré collé sur la vitrine pour nous impressionner...
Mais aujourd'hui, c'est dimanche, je me repose, et vous laisse répondre.
Dans le journal local, source inépuisable d'étonnement, j'ai lu qu'un savant japonais avait réussi à fabriquer des cordes de violon en fil d'araignée.
Pour réaliser les quatre cordes qu’il a confiées au luthier, il a, dit-il, "utilisé la soie de 300 araignées femelles Nephila maculata". Les instruments ainsi obtenus produisent un son "doux et profond".
J'ai imaginé ces violons que le rêve fou d'un savant avaient extraits du labyrinthe de trois cents toiles.
Araignée, ai-je pensé, audacieuse et forte araignée, chasseresse du jour, toi qui tends comme un arc la corde des saisons, toi qui jettes au printemps, flèche sûre et rapide, la branche hérissée de bourgeons.
Araignée, triste et morne araignée, fileuse de la nuit, toi qui noues en silence le ruban de tissu gluant où se prend au néant, insecte aussitôt dévoré, chaque instant de nos vies.
Tu poses sur le monde ton filet de grisaille.
Tu recueilles en ses mailles l’impalpable harmonie.
Tu cours sans balancier au-dessus des abîmes.
Tu poses dans l’air bleu des éventails de soie.
Tu bâtis sur le vide des ponts pour la rosée.
Et tu cloues comme un piège la toile du destin.
Araignée, tu es la vie, tu es la mort.
Tu es l'angoisse et la douceur.
Tu es la cendre et la beauté.
Tu es l'espoir, tu es le mal.
Tu es l’unisson de l’univers.
Araignée, que le fuseau tournoyant de ton corps
file pour moi l'accord,
que je puisse enfin les entendre,
ces notes pures qui vont sur les cordes du monde
écrire la mélodie qui donne sens à tout,
et glissent en gouttes d'eau
sur l’instrument d'un invisible musicien.
Nantes - Quartier du Champ de Mars - 5 mars 2012
L'expression "maison close" m'a toujours paru épouvantable. Bien sûr, il y a la sordide réalité qu'on entrevoit à la trouble lueur des anciennes lanternes rouges, mais, surtout, il y a ce mot terrifiant : "close".
Maisons closes. Vies closes. Portes fermées. Couloirs sans issue. Fenêtres murées sur le noir. Et la déchéance repliée sur elle-même comme le point final tombé au bas de la dernière page.
Je voudrais faire entrer toutes les maisons closes par les portes ouvertes de ma maison-puzzle.
Le crépi s'est sali, la peinture s'est un peu écaillée, c'est vrai, car c'est une maison qui a vieilli - une maison humaine, dans sa vieille peau ombreuse et desséchée, semée de rides et de taches brunâtres.
Mais il y a tant à lire sur ses murs sagement peints à fresque... C'est une maison qui parle à ceux qui passent.
Le puzzle est en construction depuis bien des années, et les pièces qui manquent sont restées suspendues là-haut, hésitant à prendre leur place. Peut-être se poseront-t-elles ailleurs que dans ces trous bleutés qui semblent s'ouvrir pour elles, aux remparts crénelés que leur ont dessinés les pièces précédentes. Peut-être ne se poseront-elles pas du tout. Peut-être l'une d'elles se posera-t-elle doucement où on l'attendait, tandis que l'autre s'envolera comme un oiseau léger, ailleurs, un peu plus loin, très loin. Peut-être chutera-t-elle lourdement au lieu de s'envoler. Peut-être se relèvera-elle, allégée. Peut-être et peut-être pas.
Car une vie humaine se bâtit doucement, avec ses ombres et ses lumières, ses doutes et ses paresses, ses beaux envols et ses lourdes erreurs, énigme que chaque jour décide et chaque jour défait.
Gardez les portes ouvertes vers les routes qui tournent et les sentiers qui se détournent, vers les chemins qui bifurquent et les couloirs qui ne se ferment pas. Ne vous pressez jamais d'ajuster, de vos doigts ignorants, le dernier morceau du puzzle.
Car voyez comme tout le ciel passe là-haut dans les fenêtres, tout le ciel, avec ses nuages et ses soleils, avec ses saisons mortes et ses printemps infinis.
Maison au bord de la Sèvre. Rezé
C'est une maison du bord de l'eau. Une demeure aux yeux clos, dont on a muré toutes les fenêtres, toutes les portes.
On y vivait heureux parmi des arbres pleins d'oiseaux. Les nuages en rêvant trempaient dans la rivière le bout gris de leurs ailes, le ciel en frémissant posait sur le courant des chemins bleus, des rayons de pluie douce, ou des filets d'étoiles. Dans les allées du grand jardin, un couple marchait le soir en se tenant la main, et des enfants couraient dans l'envol des ballons et de la haute balançoire.
Puis quelque chose est arrivé. Quelque chose que j'ignore, que je ne peux qu'imaginer.
Le couple s'est séparé.
Quelqu'un est mort.
Les enfants sont partis, oubliant derrière eux de vieux arbres d'hiver, des allées noires emplies d'orties et de corneilles.
On a vendu la maison. On va la démolir et construire un immeuble d'exception - Rives de Sèvre - Côté rivière - Les Naïades. BBC. Larges baies. Profonds balcons. Terrasse panoramique. Parc privatif.
Je ne sais pas.
Je sais seulement que la maison du bord de l'eau est restée seule et triste, fermée sur ses secrets, étouffée dans son ombre, attendant de finir.
Pourtant, quand on la regarde en passant, on voit qu'elle penche un peu, qu'elle cherche à tâtons la rivière. Lorsqu'on s'approche tout près d'elle, on entend les vieux arbres lui parler à l'oreille - et d'un murmure elle leur répond dans le vent qui passe, et des oiseaux vivants tendent des nids sous les gouttières pour y capturer le bonheur.
C'est une maison du bord de l'eau.
Une maison qui rêve encore.
A coups de branches vives, à brassées de roseaux, brisez les briques de parpaings, ouvrez les portes et les fenêtres.
Faites venir le couple qui s'aimait,
faites entrer les enfants, et laissez-les crier,
faites courir dans l'herbe le ballon coloré,
accrochez au vieux saule la balançoire qui grince.
Et que rien ne finisse.
Et que tout recommence.
Qui n'a pas, quelque part, une demeure aux yeux clos,
un jardin oublié,
une maison du bord de l'eau ?
Laisser une trace comme celui-là qui passa sur ce trottoir... oui, ce serait plaisant.
Laisser une trace, c'est vrai, j'aimerais bien.
Pas une forte empreinte à mouler dans le bronze.
Pas un de ces sillons emplis d'ombre qu'on suit avec respect chapeau bas.
Une trace légère.
Sur le trottoir où chacun passe, quelques grains de poussière que sèmerait le vent.
Quelques traits de lumière qu' emporterait dans son aile un oiseau.
Quelques pas de soleil qu'effacerait le pas d'un enfant plus léger.
Une trace vivante qui danserait comme une fleur sur le goudron.
Une trace rouge. Ou peut-être jaune. Ou bien encore une trace bleue. Ou de tant de couleurs qu'on ne saurait plus dire.
Une trace rouge, et jaune, et bleue, et verte, et orange, et violette. Une palette d'arc-en-ciel, pour faire avec le jour un bon bout de chemin.
Cette vitre noire fleurie d'une toile claire, dans cette rue sans lumière. Cette galerie délicate dans cet immeuble vétuste et laid. Cette tranquille exposition, près de cette inscription sans espoir : "défense d'afficher". Cette gouttière de zinc tordue comme un vieux lierre, près de l'encadrement net et moulé de la vitrine à bords de PVC. Ces lettrages blancs assurés, fermement incrustés dans le verre en majuscules épaisses et verticales, près de la grise calligraphie de l'artisan appliqué, gothique horizontale, tremblement d'une vieille main sur le mur écaillé. Ce paisible dédain pour les interdits fatigués. Cette fenêtre étroite éclairant nos regards d'aveugles. Cet humble bouquet, poussé au fond de nos vies en impasse. Et ce rouge si pur des fleurs, comme du sang vivant, dans un monde si sombre.
Tant de choses tant bien que mal accordées. Accordées tout de même.
Oui, il m'a semblé que c'était vrai, que c'était cela, en effet - l'art.
Dans le journal local, ce matin, à la rubrique des faits divers, voilà ce que j'ai lu :
"Faits divers - vendredi 24 février 2012 -
Un train de marchandises a heurté un piéton, vers 1h40, dans la nuit de jeudi à vendredi, en gare de Thouaré-sur-Loire. Ce jeune homme de 26 ans, originaire de Nantes, est décédé peu après le choc. Le trafic de fret a été légèrement perturbé."
J'ai lu ces lignes et je n'ai pas, comme si souvent, tourné la page en essayant d'oublier, en m'absorbant dans les mots croisés ou le récit d'un meeting électoral.
J'ai lu ces lignes avec horreur, avec révolte, et j'ai dit : non !
Non, non et non. Non, cela ne sera pas. Pas ainsi. J'ai refait l'article.
"Dans la nuit de jeudi à vendredi, vers 1h40, le train de marchandises qui se dirigeait vers La Baule s'est arrêté à la gare de Thouaré-sur-Loire, où d'habitude il ne fait pas halte à cette heure tardive. Il a freiné à la hauteur d'un jeune homme de vingt-six ans, originaire de Nantes ou peut-être d'ailleurs, qui marchait tristement sur le quai. Il l'a laissé monter, puis, dans la nuit remuée de feux, de signaux d'astres et de roulements de nuages, il l'a emporté rapidement jusqu'à l'océan. Là-bas, sur un autre quai, le jeune homme a trouvé le bateau qui l'attendait et a pris la barre de sa jeune vie, sur une mer calme et belle, moirée d'étoiles et de promesses."
"Dans la nuit de jeudi à vendredi, vers 1h40, un jeune homme de vingt-six ans, originaire de Nantes, ou de nulle part, qui, dans un moment de désespoir, s'était couché sur la voie ferrée en gare de Thouaré-sur-Loire, s'est relevé soudain, réveillé à l'amour de la vie par la vibration claire des rails, et il a bondi sur le quai, de toute son énergie retrouvée. De la main, il a salué le train qui traversait la nuit, puis il a marché, longtemps, dans la campagne, jusqu'au soleil du matin, heureux d'avoir échappé à son plus mauvais rêve."
"Dans la nuit de jeudi à vendredi, vers 1h40, un ange qui passait, pas du tout par hasard, sur le quai désert de la gare de Thouaré-sur-Loire, a trouvé le jeune homme triste qu'il cherchait depuis si longtemps, et l'a fermement pris par la main. Ensemble, ils sont sortis de la gare. On ne sait où ils sont allés, mais ils semblaient heureux."
J'ai tout refait, tout recommencé. Cela n'a servi à rien. Les lignes fatales, brèves et distantes, étaient toujours là, dans le journal local qu'on ne réimprimerait pas, refermant à jamais le destin du jeune homme, en noir et blanc, sur cette unique nuit tragique.
Je sais bien que je ne peux pas, avec des mots, rien que des mots, empêcher une jeune vie de dérailler, dissuader un train lancé d'aller droit sur ses rails, tenir la nuit et le malheur à respectueuse distance de la jeunesse et de l'espoir.
Avec des mots, rien que des mots, je le sais bien, que je ne peux pas faire grand chose. Juste empêcher le silence, ce triste sire, plus épais que la mort, plus vain que le pauvre bourdonnement des faits divers, de faire tranquillement la loi.
Juste empêcher l'indifférence, la sotte indifférence, de nous tenir lieu de raison.
25 février 2012
C'était aux vacances de Noël. Nous étions entrés dans la boutique où le marchand liquidait par paquets ses livres. On pouvait acheter pour 4 euros en un seul lot la Science de l'occulte, l'Atlas des bolides, l'Histoire de France pour les nuls et le Dictionnaire d'orthographe. Et en ressortir avec un vieux numéro d'Elle offert en prime... Mais nous n'avions rien acheté de tant de merveilles offertes à vil prix. A vrai dire, après la grande vente, quand nous étions repassés, la boutique nous avait paru aussi surchargée et poussiéreuse qu'auparavant.
Une bonne chose de faite, tout de même, s'était dit le libraire, du rangement, et un peu d'argent récolté pour tenir. - tenir, il vient un jour pour tout homme où ce mot prend son sens, et ce jour était venu pour lui -. Puis il avait collé sur la vitre, à regret, ce petit mot "Absence pour maladie jusqu'à début mars". Il aurait pu écrire début avril, ce qui aurait été plus prudent, ou début mai. Ou même ne pas préciser du tout, car on ne sait jamais. Mais il avait préféré ne pas penser à ce jamais-là, et il avait écrit "début mars", précis et rassurant, qui mettait un terme clair au bail. Une bonne chose de faite, avait-t-il pensé en éditant, puis en collant, un peu de travers tout de même, l'affichette. "Début mars", c'était bien assez. Début mars, il serait guéri, il reviendrait. Les ventes reprendraient. Très fort.
Puis il avait refermé la porte et déposé la clé chez son voisin le Marocain, qui avait tenté une dernière fois de le réconforter.
Ensuite comme tant d'autres, à petits pas tristes et voûtés, il s'était absenté du monde pour ne plus séjourner que chez Maladie, sa terrible compagne.
Et nous n'y avions plus pensé.
Cependant, derrière la vitre qui se mouchetait de poussière, le papier a passé l'été, puis l'automne et l'hiver, il s'est un peu tordu, un peu décoloré, un peu décollé. Lui aussi aurait bien voulu s'absenter pour maladie, mais puisque le vieux libraire l'avait scotché là, en chien fidèle, il s'est épuisé à rester à son poste, derrière la vitre. Tant bien que mal, un peu gondolé et le mot "maladie" de moins en moins lisible sous le pli, il a tenu. Brave bout de papier fatigué et courbé comme un humain.
Et maintenant, voilà que le mois de février s'achève. Voilà que nous pensons de plus en plus souvent, en passant devant la boutique, au vieil absent. Et nous ne pouvons nous empêcher de nous inquiéter un peu. Début mars, c'est si proche, s'il allait ne pas tenir promesse ? Début mars, pourquoi a-t-il écrit cela ? Pourquoi pas plutôt fin avril, ou début septembre ? On aurait eu la joie peut-être de le voir revenir trop tôt... tandis que là, début mars, non, il ne pourra pas être là. Nous l'aurions su. On nous l'aurait dit, à la boutique marocaine Pourquoi ne revient-il pas, juste un instant, pour recoller un autre papier, qui dirait par exemple "l'année prochaine", ou "très bientôt", "prochainement", une formule qui n'engagerait à rien, qui resterait, comme il convient, dans le vague ? Tout reviendrait en ordre. Mais là, début mars, et ce papier tout anémié...! bon sang, quel idiot ce marchand ! qu'est-ce qu'il s'est imaginé, qu'on revient quand on veut peut-être ?
Mais à quoi bon des reproches ? Quand nous passons devant la vitre de plus en plus mouchetée de poussière, devant le papier de plus en plus décollé et gondolé, notre coeur se serre. Car début mars, c'est après-demain, c'est demain... c'est terrible... s'il allait ne jamais revenir, après avoir mis sa vie en liquidation, le vieux libraire ?