fables
"Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui ?"
(Stéphane Mallarmé)
Cette photo... je l'ai depuis longtemps... Je l'ai prise au Louvre. Dans une salle de la section des Arts premiers était exposée une statue précolombienne dont la tête était faite d'un crâne humain. Je m'étais trouvée par hasard derrière la vitrine, et j'avais alors remarqué que, sur chaque visiteur qui s'approchait (et ils étaient bien sûr d'autant plus nombreux que la statue paraissait repoussante), le reflet de la vitre posait l'image luisante et grimaçante du crâne - comme un masque qui aurait révélé l'atroce vérité enfouie dans chaque vie. Et cette jeune fille est passée...
Je n'osais pas montrer le cliché... une sorte de crainte superstitieuse et vague me retenait, j'avais l'impression d'entraîner vers la zone inconnue, vers le hangar mortel d'Orfeu negro, peut-être, cette jeune fille au visage brouillé déjà défait par l'épaisseur des deux vitres qui me séparaient d'elle, et qui n'avait eu d'autre tort que de se trouver là, belle, jeune, dans l'affreux reflet... Et puis il y avait cette honte sourde du photographe, paparazzi du quotidien qui sait bien qu'il vole aux autres leur image - ce bien impalpable et si précieux de chaque être, cette construction de chaque jour, l'interface qui permet d'aller parmi les humains tout en se protégeant d'eux, derrière l'écran ou l'armure d'un costume, d'un maquillage, d'une coiffure, d'une expression longuement étudiée.
J'avais donc enfoui depuis longtemps cette photo au plus profond de mes archives.
Mais, quand je l'ai revue, j'ai changé d'avis : cette fille n'est pas de celles à qui l'on peut dérober quoi que ce soit, elle n'est pas non plus une fragile Eurydice, et le reflet de l'autre monde se pose sur elle sans pouvoir peser, dérisoire finalement. Le cliché a beau être trouble, ce qu'on y voit clairement, sans la moindre équivoque, c'est un regard qui observe le crâne sans aucune crainte, tandis que le sourire jauge la camarde avec le mélange d'insolence et de hauteur des jeunes gens souverains.
Un tel regard nous donne leçon. Une leçon bien plus forte, bien plus juste que celle de la statue précolombienne. Une très belle, très humaine, très royale leçon, qu'il importe de retenir.
Ce n'est que le regard d'une jeune fille, bien sûr, infiniment fragile et qui mourra un jour. Elle ne l'ignore pas. Pourtant elle se sait, vivante, plus forte que la mort qu'elle domine de sa jeunesse et de tout son présent rayonnant. Car elle vit, intensément elle est, elle règne sur le temps.
Et elle a raison. C'est tout à fait certain. Il suffit de la regarder regardant la mort.
Toute jeunesse, toute beauté - toute vie pleinement vécue l'emporte à jamais sur la mort.
Justement parce qu'elle ne dure qu'un moment, parce qu'elle doit disparaître et qu'elle le sait.
Parce que, forte de son instant de grâce, habitant tout entier le bel aujourd'hui comme son royaume aussi infini que périssable, elle est.
"Liberté, égalité, fraternité", de Sim Flemons et John Warland - Festival "Jardins des délices, jardins des délires", Chaumont-sur-Loire.
J'ai admiré, dans les jardins du château de Chaumont-sur-Loire, cette extraordinaire armée de nains de jardin avançant immobile, nombreuse et résolue comme l'armée de terre cuite de l'empereur Qin.
Au pied des tours du vieux château au bois dormant, ils veillaient, armés de leurs râteaux d'enfants, sur le bon ordre des allées, braves soldats des républiques au bon coeur d'or, Candides des jardins de l'histoire sous leurs mitres pointues de coprins chevelus.
A moins qu'ils ne se soient apprêtés, marchant devant le drapeau révolutionnaire en berne qu'un orage pourrait bien soulever, à une obscure nuit du 4 août, ces minuscules travailleurs aux ombres longues, lourdement plantés sur le sol, et trempés au métal de leurs mines profondes.
Comment savoir ?
On en voit partout, maintenant, de ces nains de jardin. Il paraît qu'on en vend même au Japon. Tous semblables ou à peu près, ils vivent dans les jardins de banlieue, sur les terrasses et les balcons fleuris, fierté de leurs propriétaires. De temps en temps le Front de libération des nains de jardin (FLNJ) en dépose un paquet à un rond-point, ou sur une île bretonne - l'Association de défense des nains de jardins (ADNJ) proteste alors avec vigueur... et plus personne n'y pense.
Leur origine est trouble, leur signification est obscure. Une seule chose est certaine : en ces modernes lutins de résine, moulés en usine et vendus en supermarché, mais si ostensiblement, si kitschement, si résolument ridicules et désuets, s'affirment tout à la fois, dans un curieux mélange, la soumission tranquille aux normes et aux stéréotypes, et l'irréductible orgueil des petites gens, défiant sourdement les lois du bon goût.
Et c'est vrai qu'ils seraient une armée, une immense armée, si on les rassemblait, ces millions de nains, images et dieux lares de millions d'humbles existences.
Ils gardent, l'air de rien, sentinelles ventrues et malicieuses, des enclos laborieux où l'on râtisse et peine. Ils rappellent au passant, dans le bougonnement de leurs lèvres barbues, que le jardinier qui vit là, le brave homme soucieux de bien faire, qui orne son chez-soi d'objets standardisés qu'il se procure à la jardinerie du quartier, garde toujours en lui un petit fond d'audace, d'humour et de colère, pas bien méchant, attendrissant, et vieillissant, insignifiant peut-être, mais dont il faut vous méfier, tout de même, puissants habitants du beau château au bois dormant...
A ma mère, Paule Buisson, peintre et rêveuse.
Je pense que vous l'avez bien souvent observé : dans un champ de tournesols, il y a toujours une fleur pour se tourner du côté où les autres ne penchent pas.
Elle ne cherche pas à se faire remarquer, elle fait simplement ce qu'elle croit devoir faire. Elle incline la tête comme les autres, mais elle va seule son chemin de tournesol.
Pourquoi la fleur rebelle échappe-t-elle au tropisme qui domine toutes les autres ? D'où tire-t-elle la calme capacité de faire face à ce coin de l'horizon, trop éclairé ou trop sombre, trop brûlant ou trop froid, qui inquiète ses soeurs ? Est-ce force ou faiblesse ?
Je ne saurais le dire. Mais j'ai une tendresse singulière pour cette fleur unique, pour sa tranquille obstination à aller seule, à ne pas céder aux injonctions du bon sens, à décider elle-même de sa route.
Et puis, de temps à autre, quand finit la saison, sur l'une des fleurs soumises qui bordent le chemin, un passant rêveur, un enfant, parfois même une vieille dame, sans rime ni raison, juste comme ça lui chante, dessine des yeux qui s'ouvrent, une bouche qui rit, sur la face brusquement éclairée d'un grand tourteau de graines qui s'échevèle au vent des étés mûrs. Et c'est très beau aussi.
Tant qu'il y aura, dans les champs bien rangés que les hommes ont semés, des fleurs de tournesols pour aller dans l'autre sens, tant qu'il y aura, sur les chemins qui traversent les champs, des passants rêveurs pour dessiner des visages inutiles et des sourires malicieux sur les galettes de grains lourds promis à la moisson, je crois qu'il y aura sur cette terre encore beaucoup à récolter.
J'étais assise au bord du quai, à la sortie de la Ville, sur une borne du chemin Bleu, face à la rive d'où on partait jadis pour le Cap Horn, là où le fleuve s'élargit pour accueillir la mer, où la marée monte et descend comme la promesse d'un monde nouveau. Soudain j'ai entendu la barque, la rame froissant l'eau. Il me regardait, grand et droit.
-"Je te passerai, si tu veux, sur l'autre rive."
Sur l'autre rive ? J'y avais souvent pensé. J'avais toujours eu ce désir de l'autre rive. Ce désir et cette crainte aussi.
Je lui ai demandé si on revenait.
Il a eu, pour me répondre, ou ne pas me répondre, ce sourire que je lui ai toujours connu, à la fois mystérieux et timide.
J'avais besoin de réfléchir. Un tel sourire se posant sur moi, cela me faisait un peu peur. Cette autre rive était bien loin, décidément. Et peut-être qu'en effet on ne revenait pas...
J'ai fermé les yeux.
Quand je les ai rouverts, il avait disparu. L'eau clapotait morne et seule contre la pierre du quai. La marée descendante happait lentement l'eau du fleuve. Là-bas, un village d'ici se dorait à la lune. Sur l'eau lisse et fermée, nul n'aurait pu deviner le trajet d'une barque, l'effort doux d'une rame, le bref appel du passeur.
"Sur un campement tzigane
j'ai vu un homme
s'arracher les cheveux par poignées,
pour des papiers qu'il n'avait pas."
Alexandre Romanès
Ce petit bout de tract déchiré, collé là, "Papiers pour tous", avait l'air si bête, au milieu de tout cet amoncellement de papiers gras, de papiers froissés, de cartons écrasés, de déchets oubliés. J'ai sorti mon appareil.
Quand j'ai pris la photo, une dame qui passait a ramassé le gros sac de papier qui est devant, à gauche, et l'a posé là pour compléter. Des papiers, il y en avait tant autour de nous... on les poussait du pied pour pouvoir marcher.
Enfant, je connaissais une chanson que j'ai un peu oubliée : le refrain était "pirouette cacahouète", il y était question d'un drôle d'escalier en papier où le facteur glissait et se cassait le bout du nez.
Tant de papiers en ce monde.
C'est si bizarre, tout se change en papiers.
Ce qu'on mange, ce qu'on boit,
ce qu'on aime, ce qu'on est,
ce qu'on n'est pas, ce qu'on n'est plus.
Des papiers des papiers.
Papiers à jeter,
Papiers à conserver,
Papiers à convoiter,
Papiers à conquérir de haute lutte,
Papiers à brûler,
Papiers à ramasser,
Papiers à éditer,
Papiers à pilonner,
Papiers à tamponner,
Papiers à falsifier,
Papiers à quémander,
Papiers à refuser,
Et papiers à coller
pour demander
des papiers.
Et dans les rues des gens
qui lisent des papiers,
qui jettent des papiers,
qui perdent leurs papiers,
qui volent des papiers.
Des gens avec les bons papiers,
Des gens avec les mauvais papiers,
Des gens avec des papiers sans valeur,
et des gens sans papiers,
inscrits dans des papiers,
archivés dans des murs de papiers,
que consultent des spécialistes en papiers.
Papiers pour les vivants
et papiers pour les morts,
papiers pour les présents,
papiers pour les absents,
papiers pour le facteur,
escaliers de papiers sans issue,
escaliers de papiers qui s'effondrent.
Un monde de papiers,
un monde où tout ce qu'on a désiré se change en vieux papiers,
un monde où l'on ne peut plus être que ce que d'autres ont écrit qu'on était,
sur le papier qu'il faut.
un drôle de monde.
Ce soir-là, j'étais justement invitée. Je ne savais pas que, bien avant la porte où je devais sonner, je serais doucement conviée à m'asseoir, dans la rue, sur un canapé bleu de ciel, près d'une hôtesse inconnue, invisible à beaucoup, familière pourtant à tous.
Je l'avais longtemps attendue, je lui ai aussitôt souri.
Souvent elle m'avait fait défaut, mais jamais je n'avais cessé de croire en elle. Si douce et bonne, très vieille, un peu bavarde, et si confiante, pas bien riche, toute simple, ce soir d'été, sur ma route, elle était là. J'ai murmuré son nom avant de repartir, pour que les murs en retiennent un instant l'écho.
Hospitalité.
Dire que depuis, on a évacué le canapé avec les encombrants...
Quand le papillon s'est posé sur la vitre, j'ai remarqué son abdomen. Il respirait comme une fleur, d'un simple frisson presque imperceptible dans la lueur du soir. Je n'avais jamais observé ainsi un ventre vivant de papillon...
Il ressemblait à la fois au corps annelé et ponctué de la chenille qu'il avait été naguère, et à la coque grise comme cendres de la chrysalide dont il venait de s'échapper.
Petit papillon, ai-je pensé, tu portes le fardeau qui nous échoie à tous.
L'enfance faible et maladroite, les premières saisons rampantes et balbutiantes dont tu as dû t'extraire, le passé sombre ou plein de soleil qui te façonna ce corps tendre et fragile, ces pattes de brindille. Le long effort aussi de ta métamorphose, la brûlante souffrance de ton élan vers la lumière, et cette déchirure qui te laissa si seul, parmi les débris desséchés de ton dernier abri.
Et tout cela que tu fus, et que tu es encore, pèse beaucoup plus lourd que ces ailes de soie qui s'ouvrirent dans le jour comme de longs pétales, en ce matin du monde où, te croyant libre, tu t'envolas dans la lumière.
Mais, tu sais, je te regarde ce soir derrière la vitre, et, ce corps pesant que tu traînes, je crois qu'il est aussi beau que tes ailes.
C'est la coutume, dans les pays de vignoble, de planter, au bout de chaque rangée de ceps, un petit rosier.
En effet, plus sensible au mildiou que la vigne, le rosier en est atteint quelques jours avant elle ; ainsi le vigneron, le voyant se tacher et pourrir, et brûler et blanchir, comprend qu'il est temps de traiter sa récolte, et entreprend en hâte le sauvetage de ses biens.
Le petit rosier du bout de la rangée, dans l'apparente inutilité de sa grâce délicate, est, au milieu des ombres qui menacent, l'humble gardien des vignes, le serviteur patient et oublié des raisins ivres de soleil, gorgés de sève et de chaudes promesses.
J'aime cette idée du rosier vigie, des fleurs légères et sans espoir montant la garde sous les grands ceps en gloire, et du mince bouquet garant des lourdes grappes, frêle gardien d'un vin futur.
De la beauté veillant à en mourir sur les vendanges de ce monde.
Château de Cazeneuve - Chemin de ronde
Quand tu bâtis sur moi tes murs
que tu me serres de tes remparts,
que dans tes donjons tu m'étouffes,
que tu secoues ton glas dans mon coeur affolé
et que je crie du fond de tes cachots,
je te hais, solitude.
Mais quand, montant les marches à tes côtés,
je vais sur tes chemins de ronde,
que de là-haut je regarde le monde,
et que je veille sous le ciel
avec tes yeux de vieux fantôme,
je t'aime, solitude.
C'était si étrange et c'était si attirant, dans la rue déjà sombre, ces bulles de savon tournant dans la lumière, que nous les avons suivies sans y penser.
Quelques instants nous avons marché, fascinés, guidés par leurs promesses si légères. La rue était pauvre et triste, elles dansaient et tournoyaient par tous leurs arcs-en-ciel. Dans le crépuscule gris c'était comme un chemin léger qui s'élevait vers les étoiles, comme un envol d'embruns qui avait l'air de mener loin, et où se recueillaient, en anneaux fragiles et menus, les couleurs irisées du bonheur qui fuyait devant nous.
Puis, tournant à leur suite le coin de la rue, nous sommes arrivés jusqu'à un petit restaurant très ordinaire. Un appareil de métal noir était posé sur le trottoir, devant la porte. C'était de là que sortaient, en flots pressés, grésillants et factices, les bulles qui nous avaient enchantés.
Le prix des repas était affiché sur la vitre jaune. A l'intérieur, on entendait des rires et la sono marchait. Dans la rue où nous étions seuls, il faisait déjà froid, la nuit était tombée tout à fait.
Il suffit de si peu pour que surgisse devant nous le chemin de beauté qu'on pourrait suivre jusqu'au bout.
Il suffit de si peu pour qu'il s'éteigne et se dissipe et laisse place à l'ordinaire parcours.