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fables

Derrière la grille

Publié le par Carole

Derrière la grille
- Nantes - affiche collée sur le mur d'un porche, rue des Olivettes -
 
 
Quand je L'ai vue coincée là, derrière la grille, en passant rue des Olivettes, cela m'a presque amusée. L'affiche était hideuse, et Elle se décollait déjà, incapable pourtant de s'arracher au mur et de fuir dans le vent de la rue. Bouclée. Oui,  Elle était bien bouclée, là,derrière les barreaux. Et tout le vieux folklore - les serpents, les dragons, les dents de faux, l'oeil charbonneux - devenu si dérisoire et si laid... On était bien tranquilles, enfin débarrassés d'Elle, on était bien, on pouvait vivre en paix.
Et puis j'ai distingué ce mot, en bas, à droite, qui était comme le commentaire en marge de celui qui avait poussé la grille : Désolé.
Désolé ?
J'ai imaginé cette fable... :
 
Lorsque la maladie, la vieillesse et la mort eurent disparu de la surface de la terre, lorsque l'angoisse de disparaître et la terreur du néant ne furent plus que de lointains souvenirs, la Camarde, avec dignité, empocha la pension de retraite confortable que le gouvernement lui avait fait voter, et se retira dans ses appartements.
Elle rangea sa faux dans l’armoire près de l’aspirateur, enfila ses pantoufles, se prépara un plateau de chips et de coca cola, s’installa sur son canapé, alluma la télévision, regarda quelques films policiers, prit des nouvelles du monde, et attendit.
Cela ne pouvait tarder.
Et bientôt, en effet, retentit le premier coup de sonnette.
Elle s'empressa d'aller ouvrir. C’était un vieil-homme-toujours-jeune : « Mort, supplia-t-il dans un souffle, Mort, douce amie, Mort, aie pitié, donne-moi un coup de ta faux, je ne peux plus continuer ainsi ».
-Pas question, dit la Mort, on m’a mise à la retraite, tu le sais bien.
Mais un autre sonnait déjà, et un autre, et un autre encore, une foule attendait derrière la porte : "Mort, donne-moi la fatigue, disait l’un, donne-moi la vieillesse, disait l’autre, donne-moi l'espérance du néant comme un pain quotidien ! La vie a perdu toute saveur depuis que Tu t’es retirée. Mort, ô Mort, la vie, sans toi, ne vaut plus rien."
-Non, dit la Mort, c’est fini, vous m’avez mise à la retraite et je ne reprendrai pas du service à mon âge…
Ils étaient tous là, tous, à supplier, tous ceux qui avaient tant souhaité se débarrasser d’elle, tous, absolument tous, il n’en manquait pas un… La Mort s’amusait follement. Elle les contempla : hagards, épuisés, malheureux, ils étaient des cadavres vivants… Elle avait donc enfin remporté la victoire, une victoire comme jamais elle n’avait pu en espérer, même dans les grandes pestes et les tremblements de terre, même dans les guerres et dans les camps, une victoire absolue. La terre était désormais son royaume. D’un coup sec elle referma sa porte comme le couvercle d’un cercueil. Puis elle éteignit la télévision. Il n’y avait plus rien à voir, de toute façon.

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Sens interdit

Publié le par Carole

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Quelquefois, on se promène sur une île,
et par hasard, sans savoir,
dans un nid de vieux murs,
on trouve une maison repliée sur ses ailes.
 
Et justement c'est la maison.
Celle qu'on voyait autrefois dans les rêves
celle qu'on dessinait sur les cahiers d'école,
celle qu'on habitait en secret
mais qu'on cherchait sans fin.
 
Elle est posée dans un jardin d'Eden.
De vieux palmiers empanachés de plumes vertes
y rêvent d'autres îles,
et le lierre y sinue
parmi de clairs bouquets de roses et de pensées,
d'immortelles et de myosotis,
plantés comme des haies
pour loger les oiseaux que le vent sème.
 
La grille est forgée de fleurs et peinte en bleu de ciel,
on pourrait la pousser
facilement.
Alors on entrerait.
On prendrait la petite allée de coquillages et d'écume de mer,
on marcherait jusqu'à la porte,
on cognerait prudemment, très doucement,
comme au volet de bois d'un très vieux coeur fragile.
Quelqu'un nous ouvrirait.
quelqu'un qui serait mort depuis longtemps,
une grand-mère aux yeux fanés,
une tante aux cheveux de lin,
ou cet enfant perdu qui nous ressemble tant.
 
Voilà que déjà on avance,
que l'on pose la main sur la poignée qui grince comme un léger sanglot,
comme un carreau que le vent ferme
dans les greniers du temps.
 
Et - pourquoi donc ? - on lève un peu la tête,
c'est alors qu'on comprend
que le panneau
Sens interdit
qu'on avait remarqué tout à l'heure, qu'on aurait préféré ne pas voir,
n'a pas été par erreur posé un peu de travers sur le mur du jardin.
Qu'il est bien où il faut, accroché là pour nous,
rien que pour nous
qui passions sans savoir,
qui croyions passer par hasard.
 
Juste pour nous rappeler
qu'on ne revient jamais
dans la maison d'avant
celle où l'on n'est jamais entré.

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Beauté

Publié le par Carole

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Que la Beauté nous attende partout, à toute heure et sans rendez-vous, je n'avais pas besoin du panonceau pour le savoir.
Mais ça m'a tout de même fait plaisir de le lire sur la façade de cet immeuble en construction. Un peu comme si je l'avais, justement, rencontrée, là, cette Beauté, fruste déesse de chantier en imperméable de plastique rose, agitant sous la pluie grise son léger bouquet de ballons d'enfant, sur ce mur de rude brique tout troué de ténèbres.
La Beauté nous attend partout, mais n'est jamais où nous la cherchions. Souvent nous passons à côté d'elle sans la remarquer, ignorant ses appels. Et quand, soudain, nous l'apercevons, nous sommes presque toujours étonnés de la trouver si modeste, si frêle.
C'est une Peau d'âne, qui ne se montre qu'à ceux qui savent la voir. Qui ne se donne qu'à ceux qui sont capables, pour la tirer de son obscurité, de lui tendre la main à toute heure et sans rendez-vous. Et, surtout, sans préjugés.

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Scotch

Publié le par Carole

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- Projet "scotch" - Canal Saint-Félix - Nantes -
"Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots" (Arthur Rimbaud, Le Bateau ivre)
 
C'est un drôle de projet imaginé par la Compagnie des Maladroits qui depuis bientôt un an "scotche" la ville - et le regard étonné des passants : pour ce mois de juin, les tristes bornes d'amarrage dépeintes et taguées qui jalonnent les quais du canal Saint-Félix ont été enrobées de mousse, sculptées de bout de ficelles, puis emmaillotées bien serré dans les bandelettes de ce large adhésif brun carton qu'on emploie d'habitude pour les emballages.
 
Et voilà que, sur les quais où l'herbe pousse plus dru et plus fleurie, des bonshommes en short bariolé, au torse nu comme le soleil et bronzé comme du papier kraft, nous font signe, nous hèlent et nous appellent à l'assaut des péniches.
Suivant ces sémaphores tranquilles, de canal en estuaire, nous descendrons les Fleuves en bateaux ivres, pour gagner le Grand large, sans autre paquet, sans autre bagage que nous-mêmes. Légers comme des bouchons à danser sur les flots, nous partirons.
 
- Pour tout changer, pour métamorphoser le monde, pour s'en aller plus loin et gagner le Grand large des rêves, que nous faut-il ?
- Presque rien, voyez-vous, c'est si simple.
Prenez une paire de ciseaux, quelques grammes de mousse, trois bouts de ficelle, et un large rouleau d'adhésif à kraft - ou tout autre matériau de la vie quotidienne, les ingrédients étant ici de bien faible importance. 
Pétrissez, ficelez, et roulez dans l'immense désir de partir, d'oublier les bornes et les attaches.
Ajoutez-y l'obstination du scotch qui adhère si fortement à ce qu'il enserre - ou tout autre désir têtu qu'il vous plaira.
Recouvrez de la sainte inhabileté des doigts des Maladroits, qui ne façonnent que des formes précaires et imparfaites.
Laissez reposer sous le ciel, près des reflets, des oiseaux, des nuages.
L'oeuvre une fois terminée, posez sur elle votre regard d'avant. Celui qui faisait surgir les signaux, les silhouettes amies, et les chemins si bleus de l'autre vie.
Restez là un moment, laissez venir l'enfant que vous avez été.
 
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Publié dans Fables

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La patience du pêcheur

Publié le par Carole

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Sans hâte le pêcheur plongeait et ramenait son filet, le replongeait, le ramenait. Parfois un tout petit poisson brillait au creux des mailles. Le plus souvent il n'y avait rien. Mais la patience du pêcheur semblait aussi vaste que l'océan, et toujours il redescendait et remontait la corde, balançant au-dessus des vagues l'appât noir et déjà corrompu.
Dans le seau de plastique sale, les poissons, lisses et brillants d'abord comme un trait de soleil sur un pli de la mer, s'éteignaient aussitôt.
Penché au-dessus de son reflet, face à l'horizon, le pêcheur replongeait le filet, attendant inlassablement l'instant qui reviendrait, quand un autre poisson, un autre trait infime conquis sur l'infini, scintillerait en vibrant dans l'air tiède.
Il était là, je crois, depuis des heures.
Tant de patience.
Pour l'éclat d'un instant. Pour ce moment de lumière où la mer prenait forme. Où montait soudain dans l'air bleu ce poisson minuscule venu de Là-bas comme un mot étoilé, comme une parole de l'écume, comme un vers cadencé sur les vagues.
Peut-être qu'il en vivait, de cette pêche, peut-être qu'elle suffisait à remplir sa vie. C'est possible, n'est-ce pas, de vivre d'aussi peu comme si on avait tout.
Ses doigts de musicien pinçaient doucement la corde mince, au rythme lent des vagues, jouant sans bruit l'éternelle mélodie des choses et des vies qui attendent muettes, infimes et infinies, dans l'illimité.
 
C'était un homme très ordinaire, même un homme un peu fruste, pauvrement vêtu, et très sale. Il n'avait pour sonder l'océan qu'un filet de plastique, un appât misérable, des mains aux ongles noirs.
Mais ces bijoux qu'il ramenait parfois, ces étincelles allumées par l'eau, que le soleil trempait d'argent....
Et dans le seau terni ce petit tas de poissons pâlissants - comme des mots défaits qu'on aurait posés là.
 
- Recommencer, toujours recommencer, me disait le pêcheur silencieux.

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C'est la panique !

Publié le par Carole

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Pour Brigitte.
 
 
Alors que je gagnais la rue Crébillon par la rue Scribe, j'ai eu la surprise de rencontrer sur un mur ce splendide - et peut-être unique - échantillon de gothique textura urbaine 
 
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C'était si amusant aussi de voir transcrite dans cette écriture ancienne une expression moderne, familière. Ces quelques traits d'encre et d'humour étaient, sur le mur gris, dans ce coin d'ombre triste, aussi légers que les bulles d'Astérix chez les Goths.
 
Non loin de là, passage de la Châtelaine, avait eu lieu récemment le grand incendie qui avait enfumé le carnaval. C'était peut-être, après tout, cette panique-là que mon calligraphe du ciment avait voulu commémorer, cette étrange atmosphère d'angoisse, héritée de temps immémoriaux, qui gagne une ville, même moderne, même pourvue d'équipes de pompiers efficaces, quand l'incendie prend quelque part dans ses murs.
Car jamais ne meurent les vieilles angoisses, gravées dans nos mémoires par les générations oubliées.
 
Mais, bien au-delà de ce désastre déjà surmonté, il a raison, mon calligraphe, c'est la panique.
La gothique textura, en équilibre comme la création divine - textura quadrata -, lente et parfaite, droite et ferme, un peu raide sur la page, qui assurait à chacun de ses traits et de ses losanges une forme et une place fixe, la gothique textura qui brodait les lettres comme des points de tapisserie, la gothique textura qui modulait les mots comme des notes sur la portée, la gothique textura qui remettait le monde en ordre, dans l'ombre des monastères, tandis qu'on guerroyait, qu'on massacrait, qu'on incendiait les châteaux forts et qu'on torturait les évêques - la voilà aujourd'hui bousculée par les tags, les graffs, les murs de béton, le vacarme des moteurs, les chaudières à gaz, et le cliquetis sec des claviers d'ordinateur.
C'est la panique, depuis qu'un nouveau monde, après Gutenberg, s'est édifié dans le grand chambardement de l'ancien.
C'est la panique, depuis que l'incertitude et la mobilité sont nos lois inflexibles, depuis que le désordre incessant du progrès renversant tous les ordres semble être devenu la règle intransigeante de nos vies affolées.
 
C'est la panique. Et les hôpitaux se peuplent de malades qu'étouffent des crises d'épouvante. Des drogués devenus cannibales se jettent sur les passants en hurlant, des tireurs fous s'embusquent dans les écoles.
 
C'est la panique et c'est terrible.
 
Et pourtant... Pourtant, il y a encore des jeunes gens, farceurs comme les goliards du moyen-âge, qui savent nous rendre les rues légères. Des jeunes gens patients qui apprennent à calligraphier la textura quadrata. Des jeunes gens qui, la nuit, s'appliquent lentement à poser sur les murs, en suivant soigneusement le ductus, les jolis losanges et les bâtons nettement taillés au bec de plume de la textura quadrata. Et même à orner la majuscule d'un délicat apex tracé au pinceau fin et d'un trait d'encre tiré à la règle.
Et il y a des pompiers qui ont veillé toute une nuit pour éteindre un incendie.
Et il y a aussi des gens qui nettoieront et repeindront les murs, effaçant et la suie et les graffitis gothiques, demain, après-demain, pour que tout dans la ville soit clair, propre et recouvert de frais.
 
Alors, non, ce n'est pas la panique. Juste une nouvelle forme du vieux monde, où désordre et ordre s'adossent l'un à l'autre, en se heurtant un peu, comme il se doit.

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Les ombres - Paroles de mendiants

Publié le par Carole Chollet-Buisson

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Reflet dans une vitrine 
 
Dans le tramway, ce matin, très tôt, dans la foule muette des matins tristes, un vieux clochard est assis, et discourt :
"J'suis un ancien bandit, un ancien bandit..." .Il est frêle et vieux, sa voix a la douceur gouailleuse de celle de Michel Simon dans le rôle de Boudu. Et, comme personne n'y prend garde, "J'suis un ancien bandit", répète-t-il avec obstination, "un ancien bandit", et sa voix maintenant est celle, faible et triste, d'un vieillard fragile et fou. 
 "J'suis un sdf, un èssdéèffe". Il étend ses jambes sur la banquette d'en face, désertée par les voyageurs du matin, qui se sont éloignés de sa vieillesse, de son odeur, de sa décourageante silhouette de miséreux. "J'suis un èsse-dé-èffe...". Il étend ses jambes ; son odeur s'épaissit dans la rame surpeuplée des matins lourds.
"Mais au moins, j'travaille pas", conclut-il en regardant à la ronde les voyageurs de l'aube aux visages si mornes.
 
Je vous parle de celui-là. Je pourrais également vous parler de cet homme, encore assez bien habillé, croisé sur un parking, qui me demande très poliment, comme s'il s'agissait de payer son parcmètre, si je n'ai pas "une petite pièce". Comme je cherche ma monnaie, au fond de mon sac, avec un peu de difficulté, il s'excuse : "Ce n'est pas une obligation".
 
Et encore de cet autre, à qui je m'apprête à donner un euro : "vous n'auriez pas deux euros plutôt ? Même cinq euros ? Même dix, même vingt... même cent ?" Le rêve enfle dans ses yeux et dans ses paroles, et il s'en va tout déçu des deux euros que j'ai mis finalement dans sa main, qui l'auraient probablement réjoui si j'avais d'abord tendu vingt centimes.
 
De celui-là aussi, avachi et inerte sur une banquette du tramway, qui se lève d'un seul coup et dresse vers moi un doigt divin accusateur : "Et toi, ma grande, et toi ?..."
 
Et même de tous ceux qui ne disent rien et attendent, résignés, toujours sur le même petit coin de trottoir qui est dans la ville leur maison, leur jardin, leur bout de propriété privée
 
 
Ils sont comme nous tous, les mendiants, ils vont en foule, et pourtant chacun est unique. Ce sont des hommes, voyez-vous.

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A-côtés

Publié le par Carole

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"Alors que mon frère suivait le raccourci de la crête pour gagner en altitude, je restais, moins énergique, en contrebas : il avait beau m'appeler et m'inciter à prendre au plus court, je lui répondais que j'espérais arriver plus facilement par l'autre côté."
(Pétrarque, L'Ascension du Mont Ventoux)
 
 
A l'ombre de la haute Tour de Bretagne, la petite boutique était à vendre...j'ai vite photographié l'enseigne avant qu'elle ne disparaisse, engloutie par le prochain changement de propriétaire.
Car cette enseigne, j'aurais pu la faire mienne - Je la ferai mienne.
Pour ces douces et méditatives cérémonies du thé qu'elle annonce - pourquoi pas ?.
Pour l'anneau brisé de son O, symbole de libération ?
Bien plutôt pour ce merveilleux à-côté, pour ce clairvoyant pas de côté qu'elle propose, de ses lettres usées délavées aussi douces que la gorgée de thé que je bois en ce moment même, pour me délasser, laissant un instant de côté l'écriture de ce texte.
 
Etre à côté... toujours un peu à côté.
Se placer un peu de côté pour mieux voir, échapper à l'éclat d'un soleil trop vif. Dédaigner ce qui , de force, s'est placé au centre. Ajuster la prise de vue, rééquilibrer le cadrage.
Regarder, sur le bas-côté, ce qui se tient dans les fourrés, dans les fossés remplis de pluie, de boue, de ciel et de bêtes vives. Fureter dans les ombres, pour discerner ce qui s'y cache, inconnu, de beau, de laid, de juste et d'incertain.
Marcher à côté des autres pour les accompagner, mais aussi pour éviter de marcher tout à fait du même pas qui pourrait se tromper.
Se poser à côté de soi, et regarder le monde comme si on était devenu un autre, d'un peu plus haut, d'un peu plus bas - d'un peu ailleurs.
En toute chose considérer les à-côtés, ces détails où se cache souvent l'essentiel.
Aborder les obstacles par leur côté caché, sur leur flanc de secrets.
Laisser de côté ce qui doit mûrir, pour le reprendre un peu plus tard, un peu plus loin.
Surtout réfléchir un peu à côté. S'écarter de la grand'route, essayer les chemins qu'on n'a pas encore frayés, et qui pourraient bien mener vers l'ailleurs.
Penser un peu de côté, ne jamais se contraindre à penser droit, se laisser incliner de çà de là, comme un roseau qui accompagnerait le vent sans jamais le fuir.
Eviter les lignes déjà tracées, dédaigner les règles qui les ont dessinées, préférer passer un peu à côté, en zigzaguant doucement. Choisir le chemin des écoliers, celui des flâneries, des digressions, des ricochets et des reflets. Prendre la voie cahoteuse des métaphores, des trilles et des analogies. Suivre ce qui s'y révèle d'évidence et de fulgurance.
 
Je ne dis pas, bien sûr, que ces périples hasardeux dans l'à-côté des choses et des êtres, je ne dis pas que ces lentes aventures du côté de ce qui se cache et ne se découvre qu'imparfaitement vous mèneront au succès, car, même si certains, en ce bas monde, parviennent à tirer un bon profit de leurs petits à-côtés, le succès, le franc succès, ne sourit vraiment qu'à ceux qui foncent droit devant. Je ne vous cache pas non plus que cela pourrait même vous exposer à trébucher tout à fait, vraiment à côté de la plaque, au plus profond de ces failles et de ces faillites qui ne vous laissent rien de ce que vous auriez pu mettre de côté - vous avez vu vous-même que ma boutique d'Acôthé, si visiblement peu prospèreest désormais à vendre -... Je vous dis seulement que c'est le moyen d'aller vraiment loin, d'aller vers ce qui attend de très ancien au plus caché de soi, et d'aller vers ce nouveau qui attend chacun à côté de lui-même.
Imaginez Pétrarque sur le mont Ventoux : au lieu de se lancer vers l'à pic derrière son frère qui va droit et agile, il grimpe lentement vers le sommet en prenant les lacets - et il se maudit d'avoir pris ces détours paresseux. Pourtant, lui seul découvre, à côté de ce qui le dépasse, tant de sommets au lieu de ce seul sommet qu'il n'atteindra jamais, qu'il en revient plus sage, comme un homme qui voit clair en lui-même.
Imaginez, maintenant, un serpent déroulant ses anneaux, qui brusquement les sentirait se briser dans la mue, et, rampant à côté de sa vieille peau, s'en irait neuf dans un monde renouvelé.
 
Un pas de côté, un pas chassé, un pas glissé, songez-y, c'est un beau pas de danse dans l'harmonie du monde.

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Décor urbain

Publié le par Carole

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J'adore, au théâtre, les décors de rue peints. Il y en a de merveilleux aussi dans les vieux films. La Ronde de Max Ophüls, par exemple,  est à cet égard - comme à tant d'autres - une remarquable réussite.
 
Et quand je marche dans la ville, il me semble toujours, à l'inverse - mais est-ce vraiment l'inverse ? - que les rues - je veux dire les rues "réelles", si ce mot a un sens - couvertes de mots, de dessins, d'affiches, d'inscriptions, de reflets, de couleurs, sont des décors, qu'un metteur en scène ingénieux a fait peindre et disposer pour que nous puissions, passants incertains que nous sommes, jouer un moment notre rôle.
 
MISE EN SCENE  désordonnée, certes, où chacun, sans se préoccuper de ce qu'on joue près de lui, joue de son côté une pièce de sa façon, dans une cacophonie étrange et bousculée. Mais finalement mise en scène magnifique, toujours absolument juste - dans le laid, le beau ou le médiocre, toujours parfaite et pure.
TROUVAILLES continuelles, inlassables fantaisies du quotidien.
Scénographie mobile et fugitive de l'éphémère FMR.
 
En passant rue Mercoeur cet après-midi-là, j'ai eu la curieuse impression - drôle d'impression, vraiment -, que la vieille camionnette à bout d'âge s'était garée là exprès. - ou plutôt que quelqu'un, exprès, l'avait posée en équilibre sur ce trottoir. Entre les deux boutiques aux noms si bien accordés, elle s'était placée si exactement où il fallait, avec son chargement coloré d'autographes précaires griffonnés par des stars obscures du marker, de la bombe à peinture et des nuits blanches, comme la dernière touche du décor. Et c'était, sous l'évidente laideur, d'une absolue justesse de ton et de sens.
 
La rue est un théâtre. Habitant, passant, automobiliste, cycliste ou commerçant (peu importe la distribution, qui peut varier à tout instant), chacun y tient à son tour sa partie, sans trop savoir comment ni pourquoi, avant de disparaître dans la coulisse - ou nulle part.
 
Quant au photographe... au moment précis qui lui est destiné, il s'approche, et prend l'image : c'est son emploi dans ce vaste spectacle.

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Le cristal des vertus

Publié le par Carole

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Derrière une de ces vitrines du quartier Crébillon qui semblent uniquement conçues pour illustrer le refrain de Baudelaire - "Là, tout est luxe, calme et volupté", j'avais admiré cette pendule de verre aux rouages dorés où le monde entier paraissait pouvoir se mirer - et où se trouvaient réunis la ville et les arbres, la lumière et les ombres, la profondeur du verre et la matité du métal. Il était un peu plus d'une heure au cadran de cette goutte d'infini, le soleil marchait vers son zénith, et les engrenages scintillants ne semblaient pas me promettre la mort, mais une existence d'atome rayonnant dans un flot de lumière. J'aurais volontiers acheté, en rêve, une telle pendule.
 
Puis, rentrant chez moi en voiture, j'ai entendu à la radio la voix tant aimée de Vladimir Jankélévitch. De son débit pressé et bafouillant où les idées se précipitaient presque électriquement, comme des ondes lumineuses, il expliquait sa théorie des vertus.
  "Toutes les vertus sont comprises dans l'amour. D'ailleurs les stoiciens disaient cela : celui qui a une vertu les a toutes. Qu'est-ce que c'est qu'un homme juste qui serait menteur, qui ne serait pas sincère, qu'est-ce que c'est qu'un homme d'amour qui serait injuste ?... Chaque vertu est comme un être de cristal dans lequel on voit par transparence toutes les autres... on peut lire toutes en chacune, en filigrane, en quelque sorte ...
  ...On peut dire que le mal, c'est la disjonction des vertus, c'est d'avoir une vertu sans les autres... le mal c'est d'être courageux sans être sincère, sincère sans être juste, etc. Le mal, c'est la dissociation des valeurs, une valeur dissociée des autres devient méchante, devient mauvaise..."
 
J'ai repensé à ma pendule de verre. Ce qui la faisait si rayonnante, c'était bien de tout contenir, de mettre en harmonie tant de perfections, et de les faire toutes aller d'un même mouvement, dans ses engrenages mobiles et ses reflets tournoyants. - Ma pendule de verre n'était peut-être pas une allégorie du temps, comme je l'avais cru, mais une allégorie de la vertu.
Et le mal, en revanche... si le mal est une vertu solitaire et sans amour, une vertu s'élançant hautaine et seule, dédaigneuse des autres, prête à les piétiner toutes pour se frayer un chemin plus large... oui... tout s'éclaire... cela explique tant de choses, tant de désastres, tant de ravages dont nous avons souffert, sans parvenir à les expliquer, sans parvenir à nous révolter...
Car dans la nuit des coeurs humains, il arrive si souvent qu'un engrenage s'échappe, que le verre se brise, et qu'une vertu marchant sans les autres se mette à tout ravager hargneusement, de toute sa force dévoyée, de son énergie dépourvue de tout sens et de tout amour.
C'est ce qu'on appelle le Mal, et comme cela se prétend courage ou foi - ou se nomme de tant d'autres mots ainsi dévoyés -, comme cela emprunte les rouages dorés de ces belles vertus, de ces valeurs qui font le Bien, aiguilles affolées, aimantées par l'admiration, égarées, incapables de comprendre, nous courons nous cogner contre lui. 
Ce que Vladimir Jankélévitch, en quelques mots pressés, vient de nous expliquer, ce n'est pas seulement le Mal, c'est son pouvoir.
Et on pourrait en trembler d'angoisse, si la pendule de verre n'était, là-bas, si calme, si douce et si paisible.

 

Pour écouter la voix de Vladimir Jankélévitch :

 http://www.dailymotion.com/video/xao838_jankelevitch-un-homme-libre-extrait_webcam

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