fables
"CHAKA -. : Ah ! te voilà, Voix Blanche, voix partiale endormeuse.
Tu es la voix des forts contre les faibles, la conscience des possédants de l'Outre-Mer."
(L.S. Senghor, Chaka, Chant I)
C'était très étonnant d'apercevoir, dans la cour du Passage Sainte-Croix, par la fenêtre de la petite salle qui accueille l'exposition des portraits de notables nantais réalisés au tout début du XIXe siècle par le placide Jean-François Sablet, ce "sorcier" africain, venu du musée des Beaux-arts, exposé là pour l'été.
De longues ombres tranchantes accompagnaient sa danse, et les bourgeois nantais encadrés d'or, de leurs yeux éteints assombris par la patine, le regardaient tranquillement bondir derrière la vitre.
C'était très étonnant, vraiment, dans une ville notoirement enrichie par la traite négrière, d'assister à cette confrontation - dont le sens paraissait cependant échapper aux rares visiteurs et aux passants qui traversaient, indifférents et pressés, le petit patio.
Mais ce qui m'a particulièrement intéressée, quand je me suis rendue dans la cour pour voir de plus près ce "sorcier", c'est la notice qui en expliquait l'histoire. Je vous laisse lire vous-même :
Avez-vous remarqué la dernière phrase : "Ward dresse ici un stéréotype qu'il conçut d'après ses propres observations" ?
J'en suis restée toute rêveuse...
Car c'est d'une justesse frappante, d'une finesse aiguë de lame, ce qu'a écrit là, dans son embarras bien compréhensible face à une statue aussi clairement, aussi naïvement raciste -, l'anonyme rédacteur de la notice : l'observation n'a jamais empêché le moindre préjugé.
Et les gens qui portent témoignage auront beau vous assurer qu'ils savent de quoi ils parlent, qu'ils ont vu et entendu, ils ne vous rapporteront jamais rien qui ne soit revu au filtre des stéréotypes à travers lesquels ils perçoivent le monde - leur monde. Mieux encore, leurs observations personnelles ne feront en général que renforcer ces stéréotypes et rendre impossible toute vision neuve, en les appuyant sur ce qu'ils croiront toujours être la raison et la preuve - et qui n'est bien sûr que le préjugé qui les a faussées. Et c'est ainsi, "d'après leurs propres observations", qu'ils concevront et renforceront les "stéréotypes" qui balisent solidement leur chemin, aux territoires mouvants et incertains de la pensée, où la vérité est plus difficile à saisir que tous les bosons de Higgs de l'univers.
Ce Ward, qui a visité les profondeurs les plus cachées de l'Afrique encore inexplorée - comme le disaient alors les Stanley, les Livingstone, ou même les simples René Caillé -, n'a vu dans ce sorcier, qu'il a peut-être rencontré, auquel peut-être même il a parlé, que ce que les bons bourgeois de Nantes en voyaient sans jamais avoir quitté leur ville : un cannibale à viser de la pointe d'un fusil civilisateur, un sauvage frénétique à coucher dans la fosse de Chaka, après la danse, avec tous ses gris-gris.
Il est allé très loin, ce monsieur Ward, mais il avait emporté ses lunettes, aussi n'est-il jamais parti.
"Jean-Paul Eymond et Serge Andron ont remis, vendredi 29 juin, la clef de Cordouan, le plus ancien phare du pays, après trente-cinq ans de bons et loyaux services. Avec leur départ à la retraite, la profession de gardien de phare d'Etat s'éteint." (Le Monde, 30 juin 2012)
"[...] Bientôt, ils seront tous là, tous les gardiens de phare, tous mes prédécesseurs, à guetter, avec moi, le dernier hélicoptère, le dernier filin, parce qu'on va tous repartir, ils résonnent, une multitude de pas, combien sont-ils, combien furent-ils... " (Eric Faye, Je suis le gardien du phare)
"J'ai toute la nuit devant moi." (Jean-Pierre Abraham, Armen)
C'en est fait. L'histoire est accomplie.
Il n'y a plus, dit-on, il n'y a plus de gardien, là-bas, dans les tempêtes et dans la nuit.
Se peut-il vraiment qu'il ait disparu, qu'il ne soit plus qu'un souvenir,
le solitaire au loin,
celui qui gardait du naufrage les grands navires posés sur l'horizon,
celui qui notait dans ses livres la lentehistoire de la mer et du ciel,
celui qui veillait sur le feu comme un prêtre ou un dieu,
celui qui grimpait sans vertige l'échelle accrochant au néant la tour d'humanité,
celui qui parlait aux oiseaux trempés de sang et aux vagues démentes,
celui qui faisait son nid au penchant des orages, aux branches nues des astres,
celui qui promenait la lampe sur la tempête et sur l'informe,
celui qui là-haut se tenait comme une île immobile,
au centre de tout ce qui hurle et de tout ce qui passe ?
Il protégeait dans le vent fou la tremblante demeure. Où donc est-il allé ?
Maintenant que le feu ronfle seul dans la maison qui brûle,
que les navires de fer se guident aux signaux de machines inconnues,
où se tient-il, le brave homme aux yeux clairs qui veillait sur le monde ?
Peut-être avons-nous eu tort de nous fier si longtemps à sa fidélité lointaine, peut-être est-il temps de le comprendre, que c'est à nous, aujourd'hui que nous voilà seuls, aujourd'hui qu'il fait nuit, de devenir, de nos lumières inquiètes et de nos routes incertaines, les veilleurs assidus.
Nous sommes les gardiens du phare.
Chouette sculptée dans le tronc d'un arbre mort - Parc de Procé - mars 2012
Dans le bois ferme et plein, dans la chair encore vive d'un arbre mort à la tête tranchée, quelqu'un a sculpté cette chouette.
C'est à Procé, dans le vieux parc, et c'est chez moi aussi qu'elle veille,
la chouette au corps d'ébène, au visage encerclé,
de courbes imbriquées,
tournant et tournoyant comme le monde entier.
Chaque nuit, je l'entends appeler quand j'écris.
Rasant les nuages et la lune, elle prend son vol,
son cri traverse les ténèbres et s'en vient jusqu'à moi.
Elle chasse, fugitive, anxieuse et résolue.
Sa voix rapide et brève jette un filet
d'angoisse, de douleur et de force,
un sillon net de haute vague,
sur le cours lent des heures.
Je ne sais pas pourquoi, quand je l'entends, que je suis seule à veiller dans la nuit,
il me semble toujours
que c'est moi qu'elle appelle
de son cri de diamant trempé dans l'eau des astres,
de son aile d'ébène qui aiguise le noir.
Je ne sais pas pourquoi,
je crois qu'elle m'appelle
à poursuivre ma quête,
à ne pas trébucher aux cailloux des ténèbres,
à ne pas m'égarer aux angles durs et morts
des routes solitaires qui rôdent dans mon coeur,
à traverser la nuit.
Oiseau voyant, cherchant tes proies dans l'ombre
comme je cherche ici mes mots,
ton bec fouille la chair et dévore la vie,
tu te nourris de ce que tu détruis,
et pourtant tu l'arraches à la nuit,
tu l'éveilles à ton chant.
Quand tu cries pour les ombres, des brins d'étoiles claires
se posent en neige douce
au fond de tes prunelles où l'éternité veille.
Sans toi, qui le saurait,
que la nuit est emplie d'appels et de regards,
que l'obscur est vivant, que le rien est peuplé
de désirs et de luttes, de défaites et d'espoirs,
que le cri est l'écho infini du silence,
que l'ombre est le versant où s'étire la lumière ?
Je t'écoute et j'écris, cherchant les mots qui passent,
étonnés ou rêveurs, sages ou douloureux,
acérés ou fragiles, incertains ou pensifs.
Et je vois s'arrondir, au plus noir des ténèbres,
la courbe ardente et pure de ton oeil phosphorique,
comme un grain de la nuit où mûrirait l'aurore.
Je m'étais arrêtée, place Royale, au pied du grand mur d'escalade vert installé pour l'été, qui a si crûment recouvert les sombres et placides statues de fleuves et de rivières auxquelles nous étions habitués.
Des enfants, des jeunes gens s'amusaient là, désinvoltes et légers, essayant quelques prises pour le plaisir, redescendant aussitôt sur terre pour vaquer à d'autres occupations plus amusantes ou plus importantes.
Et, dans un coin, il y avait cet homme qui s'obstinait. Il grimpait lentement, avec peine, se déplaçant prudemment, lourdement, de prise en prise.
Je l'ai suivi du regard un moment.
Il était âgé, vêtu très pauvrement avec son pantalon trop court et sa veste trop grande. Ses cheveux déjà longs, qui auraient eu besoin du coiffeur, ses vêtements inadaptés, probablement récupérés - dans l'un de ces "vestiaires", par exemple, qu'ouvrent aux miséreux les associations caritatives - , tout signalait en lui le laissé-pour-compte, l'assisté, le semi-clochard.
Mais il grimpait, lent et têtu. A force d'efforts il avait fini par se hisser beaucoup plus haut qu'on n'aurait pu l'attendre, si haut même qu'il avait presque atteint la zone interdite - celle qui est marquée "danger", celle qui entraîne au-delà des "limites" formellement assignées par les services de sécurité municipaux.
C'est à ce moment que j'ai pris la photo. L'homme semblait se fatiguer. Cherchant les prises, essayant ses pieds, ses mains, son corps raidi, comme un vieux lézard maladroit il peinait, mais n'abandonnait pas. Aller plus haut, le plus haut possible sur le mur d'escalade de la Place royale : il s'était fixé cet objectif, voilà tout.
Peu à peu ses gestes devenaient plus lents, plus lourds. De plus en plus maladroits. On voyait ses mains hésiter et trembler sur la paroi que frappait le soleil.
Il a bien fallu renoncer.
Je l'ai vu redescendre à regret, lentement.
Revenu enfin sur le bitume, il s'est épongé le front, puis il est reparti, résigné. Ses cheveux trop longs étaient emmêlés de sueur, sa veste flottait autour de lui, son pantalon de toile bleue était vraiment beaucoup trop court au-dessus des chaussettes brunes et des tennis bon marché, et il boîtait un peu.
Il n'était pas de ceux qui peuvent aller bien haut, c'était évident.
Je l'emprunte souvent, ce vieil escalier aux marches usées par des pas séculaires, ce grand chemin de pierre qui va de l'ombre à la lumière.
Dans la ville d'où je viens, on appelait degrés, comme en très vieux français, ces escaliers anciens, solides constructions qu'ajustèrent jadis des maçons très savants.
Ici, sur les marches obscurcies et luisantes, des passants disparus, appuyés à la rampe, ont creusé, de leurs pas effacés, la place de mes pas vivants. La pierre se ploie pour me laisser monter, j'avance avec confiance, suivant comme des vagues ces traces douces dont l'arrondi facile allège mon effort.
Pourtant les pierres sont si usées, si abîmées de trous, si polies, si glissantes et pentues, que j'y trébuche quelquefois. Même il m'est arrivé de tomber tout à fait. De très haut. Et la rampe de fer ne m'a pas retenue.
Alors, chaque fois que je prends le vieil escalier, je médite un moment. Je me dis que, sur les pas des anciens, on s'élève plus aisément, plus calmement, qu'on va en paix vers la lumière d'en haut, mais qu'il faut se garder de ce qu'ils ont trop frotté, trop creusé, trop usé. Savoir marcher dans leurs pas et savoir marcher un peu à côté aussi, à l'écart de la rampe, sur la pierre encore neuve.
J'aime bien passer là, c'est un escalier qui fait aller plus loin, plus haut qu'on ne croirait. Un escalier qui fait penser.
Un de ces lieux familiers et sages qui, sans en avoir l'air, murmurent à nos corps qui les écoutent des leçons que, sans eux, nos esprits n'entendraient peut-être pas.
Quand j'ai photographié, tout à l'heure, ces enfants qui passaient, dans la nacelle de leur petite montgolfière, près de l'écraseur d'heures, sur le Manège magique, je me suis souvenue de la petite fille que j'avais vue dans le tramway, en venant.
Une blondinette toute pâle, assise très petite près d'une femme assez âgée en jupe fleurie qui devait être sa grand-mère.
A vrai dire je ne les aurais remarquées ni l'une ni l'autre si, brusquement, je n'avais entendu ce dialogue :
"Il sera là, tout à l'heure, mon papa ?
-Il est mort, ton papa. Il y a déjà un an qu'il est mort, ton papa. C'est pour ça que ta maman est toute seule".
La femme parlait lentement, de façon à être parfaitement comprise de l'enfant, et dans chacun de ses mots, méthodiquement, définitivement, elle écrasait l'espoir, heurtait à l'impitoyable réalité le rêve de l'orpheline. Avec la certitude de faire ce qu'il fallait.
La petite fille, enfoncée sur son siège, regardait dans le vide, et se taisait. Elle avait vraiment l'air toute petite, toute pâle, près de la femme qui maintenant souriait - comme on sourit dans la conscience du devoir accompli.
Quand je suis passée près du Manège magique, que j'ai aperçu ces enfants - cette petite fille surtout, cette autre petite fille, qui regardait l'écraseur actionner sa machine, étirer les cadrans, et hacher lentement, méthodiquement, en justicier sûr de son droit, les aiguilles du temps -, il était trop tard, la femme du tramway avait depuis longtemps entraîné l'enfant hébétée.
Pourtant. Ne peut-on les laisser rêver un moment, tous les enfants qui souffrent ?
Ne peut-on les laisser, juste une fois, grimper dans la montgolfière, s'approcher de l'écraseur d'heures, et reprendre leur tour dans le grand manège du bonheur qui ne finira pas ?
De mon arrière-grand-mère, la mère de la mère de ma mère, je ne sais presque rien.
Juste cela : elle s'appelait Dussud et elle parlait aux plantes. Ce n'était pas une élégante fumant indolemment à sa fenêtre, mais une pauvre femme affairée à survivre. Les fleurs et les légumes de son petit jardin, les plantes endormies sur le buffet de sa cuisine, étaient le seul ornement de sa vie.
C'est étonnant, comme toute existence, même modeste, tend, d'un trait épique et pur, vers sa légende, se réduisant bientôt à quelques contours sombres ou dorés sur la toile fanée des mémoires survivantes -. Avant de disparaître tout à fait, quand on disperse les derniers souvenirs dans la grande liquidation des derniers enterrements.
Ainsi, pour moi qui ne l'ai pas connue, cette Suzanne Dussud, mon aïeule, a la silhouette embrumée de lumière des mirages lointains, aux oasis que parfument les vents chaleureux. De hautes vignes douces et des haies de tomates, des parterres de groseilles, d'étranges coloquintes grandissent autour d'elle en grappes lourdes et rondes, bercées par la musique de sa voix - qu'elle avait, je crois, vert espérance et bleu de ciel - jaune souci et gris de larme aussi parfois, car vraiment la vie lui fut dure.
Voilà. Elle s'appelait Suzanne et elle parlait aux plantes. C'était il y a bien longtemps, comme dans les légendes.
Un jeune homme volubile et une vieille femme silencieuse.
C'était la première fois que j'assistais à un cours de fauteuil roulant.
Le jeune homme, vif et agile, tantôt se tenait debout et poussait le fauteuil de la vieille femme en lui donnant toutes sortes d'instructions sur son maniement, tantôt, assis comme elle dans le fauteuil, ramait comme elle en poussant les roues de ses mains fortes, poursuivant ses explications de sa voix chaleureuse de bon moniteur.
La vieille femme, lente et prudente, s'essayait avec hésitation, avançait à grand peine, et se taisait toujours.
Il m'a semblé, je ne sais pourquoi, voir un oiseau instruisant son oisillon, lui apprenant à quitter le nid et à voler, d'un trait de ses ailes nouvelles, à travers la lumière.
Je ne sais pourquoi, puisqu'en somme c'était le contraire - un être vieilli, souffrant, qui ne pouvait plus marcher et qu'un jeune éduquait à se suffire du nid et à oublier les envols.
Pourtant l'étrange pensée s'obstinait dans mon esprit : c'était comme un oiseau instruisant patiemment, sagement, son oisillon, pour le lancer, plein de courage, dans une vie nouvelle.
Peu à peu l'oisillon fragile prenait confiance, et la vieille femme s'enhardissait, souquait de plus en plus ferme, sur les hautes roues qui commençaien à obéir, et brillaient en tournant, de plus en plus rapidement, comme de petits soleils.
J'ai pris la photo alors que, le cours achevé, ils quittaient ensemble l'allée, pour revenir dans les bâtiments.
A l'instant où j'appuyais sur le déclencheur, la vieille femme avait déjà passé la porte et s'avançait hardiment vers l'obscurité. Curieusement, le jeune homme, si vigoureux et enthousiaste tout à l'heure, avait pris un peu de retard sur elle.
Sur la fenêtre de la bibliothèque, on avait collé ces petites bandes de papier rouge. Sur chacune, qui commençait par le verbe "Sauver", quelqu'un avait écrit, à la main, ce qu'il voulait garder au fond de sa mémoire. Ce qu'il estimait le plus précieux parmi ses souvenirs.
L'un voulait "sauver" une déclaration d'amour, l'autre un jardin, un autre encore, une petite fenêtre où "elle", qui ne sortait plus, clouée d'arthrose, regardait encore, sans s'en lasser, le monde passer.
Il y avait aussi ce papier collé à l'envers, où on ne parvenait à lire que ces mots : après sa mort.
Et moi, qu'aurais-je voulu "sauver" si j'avais eu à écrire à mon tour sur les bandelettes de papier rouges comme l'urgence - ou comme la passion ? Qu'aurais-je pu coller dans la lumière, face aux arbres et aux fleurs du jardin ?
Peut-être que j'aurais demandé qu'elle soit sauvée, cette promenade en barque avec toi, sur le marais de Coulon, un jour de Toussaint splendide où l'on avait cru que l'hiver ne viendrait pas. Le lendemain matin, il gelait à pierre fendre et on cassait la glace sur l'eau de la mare, dans la cour où les canards nous regardaient tristement.
J'aurais pu essayer aussi de la sauver, cette petite table marquetée que ma grand-mère avait achetée à Capri, pendant le seul voyage qu'en toute sa vie elle avait fait avec mon grand-père. Quand on ouvrait le couvercle, une boîte à musique jouait "la donna è mobile". Puis la musique ralentissait, et lorsqu'elle se taisait, le silence était si lourd que nous ne pouvions nous empêcher, enfants que nous étions, de remonter le ressort jusqu'à le mettre en péril. Mais la musique finissait toujours par s'interrompre, toujours quelqu'un refermait le couvercle. Je crois que lorsque la table italienne a été vendue aux enchères, après, le mécanisme était depuis longtemps brisé.
On ne peut pas sauver, dans une vie humaine, ce qui vraiment fut précieux. Car c'est d'avoir disparu qui fait le prix de ce qu'on voudrait voir sauvé.
Cela n'est rien d'abord, ou si peu. Un moment presque ordinaire, un objet de mauvais goût peut-être. Comment saurions-nous que c'est justement là ce qui nous sera le plus cher ? Rien ne nous l'indique et nous le laissons perdre.
Puis quelque chose se brise, une voix se tait, ou bien l'hiver a gelé la dernière promesse de l'automne.
Et il ne nous reste plus qu'à écrire, en phrases habiles ou malhabiles, sur des bouts de papiers ou sur nos coeurs qui saignent, les inutiles mots de nos regrets.
L'Oeil était sur la porte et il me regardait.
Il pleuvait gris et froid, rue du Vieil-Hôpital, dans ce coin sombre de la ville.
C'était un grand oeil sans paupière, semblable à ceux des anciens dieux debout dans la lumière, luisant et brun comme une planète roulant dans le cercle des nuits, avec les cils vibratiles et ardents des premiers infusoires, aux eaux noires et profondes de la vie primitive.
Je l'ai aussitôt admiré.
Le cadenas doré, et la chaîne d'acier, brillante, solide et plusieurs fois nouée, je ne les ai remarqués qu'ensuite.
Sans doute parce que l'oeil était immense, et neuf, et libre. Si complètement ouvert, si absolument innocent qu'aucun cadenas, aucune chaîne n'y pouvaient rien changer.
Pour décadenasser les pensées, faire tomber les verrous, on n'aurait pas besoin de briser les chaînes, pas besoin de connaître les secrets, pas besoin de savoir le chiffre, pas besoin de posséder les clés, pas besoin de la force qui peut rompre le fer.
Il suffirait d'ouvrir grand les yeux, si grand que l'infini y bercerait ses mondes, et la vie ses enfants.
Il suffirait d'arrondir la prunelle en bouclier de bronze, si rond que le jour y laisserait tous ses reflets, et la nuit toutes ses armes.
Il suffirait de regarder le monde bien en face.
Sans se laisser troubler par la lumière ou par l'ombre, par le savoir ou par l'illusion, par l'or ou par la misère, par la laideur ou par la beauté.
De regarder vraiment. Comme au premier jour Celui-là nous regarda.