fables
Que faire, lorsque l'on déménage, d'une vieille télévision ?
Celui-ci avait trouvé tout simple de nous la laisser sur le trottoir.
C'est interdit ? Cela encombre et dérange ? Evidemment, évidemment...
Alors, sur l'objet du délit, notre jeteur furtif avait posé, bien joliment, bien soigneusement, la télécommande, comme un qui aurait fait semblant de se dire qu'après tout, cette télé, il la donnait, qu'elle servirait bien à quelqu'un - avec sa télécommande intacte - une si belle télé, n'est-ce pas, en parfait état de marche... même c'était vraiment généreux, tellement altruiste, et tout à fait écologique, finalement, de la laisser là, au milieu du trottoir - avec sa télécommande presque neuve et qui changeait tout, ainsi offerte, ostensiblement philanthrope, responsable, solidaire et durable.
La bonne conscience est un bien si précieux, que nous ne manquons jamais d'en orner tous nos petits arrangements avec la loi et la morale.
Qui n'a jamais posé, sur l'écran noir et sale de ses actions mauvaises, une télécommande intacte ?
Libres en livre-service
Des livres dans la rue. A la grille obscure d'on ne sait quelle cave, colorés, lumineux, posés sur leur branche de ciment comme des oiseaux repliés sur leurs ailes.
Des livres dans l'escalier. Des livres pour s'asseoir sur les marches, avant de remonter un peu plus haut, ou de descendre plus léger.
J'ai aimé les voir là. Offerts et dérisoires. Précieux et patients.
Libres en livre-service, comme devraient être tous les livres.
Epitaphe
Et ce matin...
devant l'arrêt du bus, lui ou un autre, son frère ou lui...
troussé retroussé détroussé par la mort...
lui ou son frère, un autre ou lui, en peau de lapin sur le bord de la route, et pour seule épitaphe un rayon de soleil attristé...
il m'a fallu le reconnaître comme on reconnaît à la morgue un proche assassiné.
Les hérissons traversent les routes, la nuit, à pas de hérissons, tandis que sur ces routes les humains se ruent au galop des moteurs.
C'est ainsi.
Il paraît que les hérissons ont tort d'aller au rythme de la terre, qui est celui du pas hésitant des bêtes, et de la nuit venant après la lumière.
Puisqu'ils en meurent.
Et que les humains ont raison d'aller au rythme de leur seul désir.
Puisqu'ils n'en meurent pas encore.
L'oeil du hérisson
Il fourrageait dans le jardin, chasseur audacieux du soir, terreur des escargots et des limaces, fatalité des cloportes et des hannetons.
J'ai ouvert doucement la porte. Je me suis approchée. Penchée sur lui j'étais l'humain et l'inconnu, j'étais la mort peut-être.
Il n'a pas eu le temps de se mettre en boule, il s'est juste effondré sur ses pattes comme un tas de brindilles.
J'ai aperçu son oeil. Luisant, ouvert et fasciné, certain que je le guettais. Mais immobile et figé, tout à fait incapable de me regarder, moi qui étais pour lui le Danger.
L'oeil même de la Peur, ai-je pensé.
Prenant pitié de tant d'angoisse, honteuse un peu aussi d'avoir sottement joué à être le destin, je me suis fraternellement éloignée. Lui, se hissant sur ses pattes enfin délivrées, il a repris son chemin oublieux, humble Oedipe du jardin, vers cette nuit des hérissons qui ressemble tant à la nôtre.
L'oiseau et le jet d'eau
L'oiseau - une petite poule d'eau - s'était posé sous le jet d'eau comme au centre du monde.
Que pouvait-il faire là ? C'était très surprenant, cet oiseau immobile et contemplatif, comme un nénuphar oublié, regardant l'eau monter et descendre dans sa poussière d'arc-en-ciel.
Et si, comme moi-même, il n'avait été occupé qu'à admirer ?
Est-il possible que les animaux aient le sens du beau ?
Si... si eux aussi savaient admirer, contempler... ? Alors... ne serions-nous pas frères, jumeaux par nos regards ?
Du regard de la poule d'eau au regard d'un humain, s'il n'y avait que le cercle de l'eau, montant et descendant, unissant les semblables ? Si nous étions ensemble comme des gouttes d'eau emportées en miroirs dans le grand flot du monde ?
Nous avons tout misé, nous les humains, sur la ligne droite, sur la règle qui mesure, sur les mots qui cloisonnent, sur le progrès qui va et sur le temps qui passe, et sur les rives qui séparent. Vérités utiles, nettes et implacables. Mais si le monde, sous cette armure rigide, avait encore une autre forme, une autre vérité tranquille, où tout irait en cercle ?
Ainsi, devant l'oiseau méditatif étudiant le jet d'eau, je méditais, confuse et égarée, parmi les ronds brouillés de mes pensées ricochantes.
Mais enfin l'oiseau a repris sa route de banale poule d'eau, sa ronde de prisonnier sur l'étang, et mes pensées hésitantes sont retombées comme gouttes perdues, sous le jet d'eau indifférent à son écume.
Bulles
Je sortais d'une conférence où on m'avait parlé des "ohitorisama", ces célibataires triomphants du nouveau Japon. Et aussi des milliers de morts "inaperçues" recensées dans la ville de Tokyo - ces cadavres oubliés dans leur appartement que personne ne visite. Et encore des "hikikomori", les jeunes gens qui s'enferment dans leur chambre et se retirent de toute vie sociale. Le Japon, paraît-il, bascule d'un ordre ancien où dominait le collectif au désordre individualiste importé d'Occident, pour le meilleur et pour le pire.
Et voilà que je passe justement devant la fresque aux bulles...
Là-bas, ici, est-ce si différent ? Un monde vieux et gris, un monde lézardé, et chacun dans sa bulle légère et colorée. Bulles pour solitaires, bulles pour vivre à deux, bulles privilégiées, et humbles bulles au vent, bulles méditatives, bulles contemplatives, bulles joyeuses, bulles mélancoliques, bulles en chemin, et bulles à la dérive... Il y a tant de bulles à prendre ou bien à vendre.
Chacun cherche sa bulle.
Chacun soigne sa bulle.
Et chacun lutte pour sa bulle.
Chacun roule sa bulle comme un rocher de Sisyphe.
Car la vie dans les bulles est bien douce, si douce quelquefois qu'elle pourrait même passer pour le bonheur - mais malheur à la bulle qui s'égare dans le ciel ou s'en va s'écraser au fond des caniveaux.
Il y a des sociologues qui parlent de "monde liquide", pour désigner nos sociétés "post-modernes".
Je ne suis pas tout à fait d'accord. Je crois plutôt que nous vivons dans un monde de bulles. Dans un monde liquide, depuis longtemps nous nous serions noyés. Mais dans un monde de bulles... nous nous tenons en équilibre sur le vide, à l'abri sous la tente d'illusions. Et nous allons tournoyant comme des arcs-en-ciel, entre aujourd'hui et demain, entre douceur et déchirure. Légers.
Demain
Demain sera ça ?
- Non, demain sera ce qu'aujourd'hui ignore.
Qui donc prétend nous expliquer ce que sera demain ? Qui donc prétend savoir ce que demain voudra ?
Demain est notre enfant à naître, et nous, parents inquiets ou béats, nous sommes incapables de lui imaginer un autre visage que ceux, si laids ou insouciants, qu'aujourd'hui nous propose.
Mais comme tout enfant, demain naîtra libre et pur. Imprévisible, insolent et joueur.
Offrons-lui sans compter ce qu'à nos enfants nous devons : notre savoir et nos soins. Protégeons-le, aidons-le à grandir.
Mais ne l'enfermons pas, ni dans nos craintes ni dans nos espérances. Cessons de l'accabler de notre bavardage, cousin du radotage, et faisons-lui confiance : il trouvera ses mots tout seul dans nos vieux alphabets.
Que Demain soit ensuite ce qu'il aura à être : un nouvel Aujourd'hui parcourant son chemin vers tant d'autres Demains.
Reculez...
L'étrange inscription me barrait le chemin.
"Reculer pour mieux sauter" : voilà une triste banalité. Un proverbe, un cliché. Une formule à dire comme on dit tant de choses dont on ne sait que dire.
Mais tout à coup ce "Reculez ! allez-y, n'hésitez pas, reculez ! vous n'en sauterez que mieux ", c'était bien autre chose : un soupçon de leçon, le bois de fantaisie dont on fait les pensées.
On pourrait reculer tout à fait et ne jamais sauter... Ou sauter tout d'un coup, oublier dans la chute la pesante prudence des fausses évidences... Mais non, il nous faut reculer, reculer, loin de tous les bavards. Reculez, reculez ! Prenez de la distance, quittez vos lieux communs, reculez et fuyez, pour pouvoir regarder, et pour pouvoir penser - et pour enfin sauter où vous devez aller !
Tant de clichés sans saveur ont posé leurs cerises fanées sur nos cerveaux éteints. Et tant de mots sans vie coulent de sotte source, au robinet terni des mornes certitudes et des idées reçues.
Je l'ai aimée, cette inscription. Car elle nous rappelait, à sa façon de malice, que nos chemins sont barrés par les mots bien plus que par les planches, et que la liberté commence quand la langue nous démange. En terre de poésie.
Qu'en bousculant les mots, on abat les cloisons. Pour mieux sauter.
Brins de chaise et barreaux de paille
Hier, dans l'autobus. Un tout jeune homme, vêtu de ce qu'autrefois on aurait appelé des haillons - un jean sale et troué, des chaussures de toile déchirées, un pull de coton délavé couvert de taches - m'a demandé, avec le naturel des habitués, une pièce "pour manger". "J'ai vraiment très faim", a-t-il dit en empochant la pièce. Son téléphone a sonné juste à ce moment (même les plus pauvres ont des téléphones aujourd'hui, sans lesquels en effet ils ne pourraient survivre). Longue discussion du jeune homme avec une inconnue à la voix irritée. Apparemment, envoyé à une lointaine adresse en banlieue pour y prendre un travail, il y était allé en bus, le bus l'avait laissé à plusieurs kilomètres, ensuite il avait dû longtemps marcher dans un labyrinthe pavillonnaire, s'était égaré, et était arrivé trop tard. Au bout du fil, la femme paraissait vraiment mécontente.
J'ai remarqué les brins de paille piqués sur le sac à dos et dans les cheveux du garçon.
Pourquoi faut-il toujours que je remarque d'aussi menus détails, pourquoi faut-il que je reste, fascinée, à regarder, l'esprit emprisonné dans les détails les plus dérisoires, ce qu'il ne m'importe pas d'avoir vu ?
A la descente du bus, j'ai aperçu dans un caniveau ce mégot de cigare. C'était un Partagas de grosse cylindrée. Avec sa bague en rouge et or qui aurait pu orner le gros doigt boudiné d'un Midas. Je suis encore restée là, fascinée, à regarder sottement ce débris que le Luxe, en passant, avait négligemment abandonné aux mendiants des trottoirs.
Un brin de paille et de misère. Un barreau de chaise au caniveau. Pourquoi est-ce que je perds mon temps à regarder ça ? Est-ce qu'on peut faire un récit avec ça ? On ne peut rien faire de bon, on ne peut rien faire de propre, on ne peut rien faire de sensé avec ça.
Non, vraiment, non... Un Partagas mal fumé, un jeune homme affamé, un mégot plaqué luxe écrasé dans la boue, une pièce d'un euro dans le creux d'une main, 13 euros de tabac au fond d'un caniveau, un gamin sur la paille, et un cigare doré au doigt du roi Midas... ça n'a aucun sens, aucun sens, n'est-ce pas ? Dites-moi que ça n'a aucun sens...
Opéra
Pour gratter sa guitare il s'était crânement assis face au grand Opéra.
Avait posé son rond de scène sur le trottoir obscur.
Opéra de quatre sous pour sono à roulettes.
Sur le parterre des marches où la nuit remontait sa marée de badauds, on ne l'écoutait guère. Mais il poussait quand même, bel canto de misère, sa lyrique sébile, et sa chanson tenace.
Jeter son petit air dans le grand chant du monde. Donner pour pas grand chose son morceau de bravoure. Au pied des marches comme au pied de l'échelle, faire le show près des stars.
Et gratter sa guitare comme un fond de tiroir où luit, pièce de cuivre, une larme de clown.
Avant de s'en aller.
Dans le noir.