Bulles
Je sortais d'une conférence où on m'avait parlé des "ohitorisama", ces célibataires triomphants du nouveau Japon. Et aussi des milliers de morts "inaperçues" recensées dans la ville de Tokyo - ces cadavres oubliés dans leur appartement que personne ne visite. Et encore des "hikikomori", les jeunes gens qui s'enferment dans leur chambre et se retirent de toute vie sociale. Le Japon, paraît-il, bascule d'un ordre ancien où dominait le collectif au désordre individualiste importé d'Occident, pour le meilleur et pour le pire.
Et voilà que je passe justement devant la fresque aux bulles...
Là-bas, ici, est-ce si différent ? Un monde vieux et gris, un monde lézardé, et chacun dans sa bulle légère et colorée. Bulles pour solitaires, bulles pour vivre à deux, bulles privilégiées, et humbles bulles au vent, bulles méditatives, bulles contemplatives, bulles joyeuses, bulles mélancoliques, bulles en chemin, et bulles à la dérive... Il y a tant de bulles à prendre ou bien à vendre.
Chacun cherche sa bulle.
Chacun soigne sa bulle.
Et chacun lutte pour sa bulle.
Chacun roule sa bulle comme un rocher de Sisyphe.
Car la vie dans les bulles est bien douce, si douce quelquefois qu'elle pourrait même passer pour le bonheur - mais malheur à la bulle qui s'égare dans le ciel ou s'en va s'écraser au fond des caniveaux.
Il y a des sociologues qui parlent de "monde liquide", pour désigner nos sociétés "post-modernes".
Je ne suis pas tout à fait d'accord. Je crois plutôt que nous vivons dans un monde de bulles. Dans un monde liquide, depuis longtemps nous nous serions noyés. Mais dans un monde de bulles... nous nous tenons en équilibre sur le vide, à l'abri sous la tente d'illusions. Et nous allons tournoyant comme des arcs-en-ciel, entre aujourd'hui et demain, entre douceur et déchirure. Légers.