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Nantes - Cours saint-André - 15 janvier 2015
Il n'était plus de saison, le pauvre vieux, maigre et piquant du nez sur son manteau d'aiguilles. Il n'y avait plus rien à faire. Mais on ne pouvait pas décemment l'abandonner sur le trottoir, devant l'appartement, à la vue des enfants. Alors on l'a porté là, discrètement, sur ce lit vert de mousse et d'herbes citadines. Juste au-dessus de l'Erdre, la vive enfouie luttant contre la nuit avec tous ses poissons.
Son petit pied de planches lui faisait une jolie croix de bois.
On nettoiera le cours, on l'enlèvera, bientôt, ce déchet de Noël, on le jettera comme il se doit, au feu ou au compost, triste paquet de joie morte.
Toutes nos fêtes finissent ainsi, au tas d'ordures, à la benne d'oubli.
Il doit bien y avoir quelque part, pourtant, dans les allées envahies de broussailles de nos regrets en friche, un cimetière des jours heureux, plein de fleurs, de vieux os et de songes, qu'on pourrait visiter, passant fidèle, et revoir sans pleurer.
Nantes - Rue Mercoeur
J'étais passée devant cent fois... jamais je n'avais remarqué que c'était un canon.
Un canon de porte cochère. Planton usé veillant sur la demeure d'on ne sait quel propriétaire retour-de-guerre.
Canon de corsaire ou canon de pirate, canon du roi Louis ou canon de Valmy ?
On ne peut plus savoir, tant il est perclus d'âge et fatigué de rouille.
Presque semblable désormais au vieux tronc moisissant d'un vieil arbre.
La mousse et les insectes ont planté leurs nids d'ombres sous son écorce effrangée. Peut-être qu'il finira par se couvrir d'humus. Peut-être qu'on verra repousser tout un bois sur son cadavre enfoui.
Ainsi meurent parfois les canons, sur le terreau du temps, avec nos guerres éteintes et nos haines oubliées, en petits tas de rouille où la vie se ressème.
Si seulement on pouvait les laisser
les canons les démons tous les canons du monde
s'endormir comme ici
sous l'écorce
d'oubli.
Fontaine Wallace - Place de la Bourse - Nantes - 22 décembre 2014 à 16h30
Il y a longtemps que je souhaitais vous parler de ces fontaines de bronze. On les appelle "fontaines Wallace", parce que qu'un philanthrope nommé Wallace les a offertes un jour aux pauvres gens des villes. C'était après la guerre de 70 et le siège de Paris, quand l'eau manquait aux humbles, et c'était une belle action, de celles qui rafraîchissent et retrempent à sa source le coeur desséché d'égoïsme de notre âge de fer.
Mais qui prête encore attention à ces vieilles fontaines détrônées par chaque robinet ? Qui donc s'intéresse aujourd'hui à ces athlétiques cariatides portant sur leurs épaules tout le poids de Bonté, Simplicité, Sobriété et Charité ?
Pourtant, cette année, c'est arrivé comme un petit miracle : quelqu'un a honoré d'une guirlande notre fontaine Wallace de la place de la Bourse.
La guirlande est modeste, alourdie de sequins comme une Esméralda. Elle penche un peu du côté de Bonté - celle qui a les yeux ouverts.
Et vraiment c'est si beau, cette pauvre guirlande, sur le bronze sévère, c'est si généreusement vivant, cette ficelle rouge, face au vieux palais de la Bourse devenu temple du commerce, qu'on croirait que l'esprit de Noël vient de se poser là comme un oiseau, pour boire, en sans-abri qu'il est, au mince filet d'eau de l'ancienne fontaine.
***
Hier soir, j'ai écrit ce texte. Et, ce matin, j'apprends qu'un automobiliste "fou", fonçant dans cette rue que borde la fontaine, trois heures exactement après que j'ai pris ma photo, a fauché dix personnes au marché de Noël, qui se tenait tout près.
La guirlande s'est tachée de sang. Les cariatides sombres emportent le cercueil des espérances mortes.
Et l'oiseau de Noël s'est envolé au loin dans la fureur du monde où se perd son chemin.
Fontaine, donne-nous encore à boire de ton eau qui ne se lasse pas. Ne va pas, surtout pas, ne va pas t'assécher.
On faisait des travaux dans le vieil immeuble, île Feydeau. J'en ai profité pour me glisser à l'intérieur par la porte laissée ouverte – j'ai toujours beaucoup de curiosité pour ces cours humides et sombres qui ont l'air de dormir, profondes comme des puits, entre les murs disjoints des vieux hôtels de Loire vacillant sur le sable.
La cour était emplie de dieux moussus, semblables à ces figures de proue qu'emportaient autrefois les navires pour tracer leur chemin. Usés d'avoir roulé sur la pente des siècles comme pierre qui mousse, ils ouvraient cependant sur cette ombre leurs grands yeux claivoyants.
Une Vénus nattée de vert rêvait dans sa coquille à l'océan là-bas.
Et lui, l'Apollon adouci de patine comme un vieil ostensoir, il rayonnait encore, tout noirci qu'il était.
Je me suis souvenue soudain que c'était ici, le fameux hôtel de la Villestreux où Carrier s'était logé, pendant la Terreur. Près de cette Vénus, il avait médité exécutions, noyades et sentences insensées. Sous ce bel Apollon, le monde s'était trempé de sang, de boue, et de dégoût.
Lumières : en ce lieu vous vous êtes éteintes. Et en ce lieu pourtant, sur les sables du fleuve, des dieux veillaient, vieillissant à la proue d'avenir, à vous faire traverser le temps, avec vos flammes vives toutes adoucies de mousses.
Les murs s'imprègnent-ils vraiment, toujours et pour toujours, des crimes et des pensées sinistres qui les ont entachés ? Certains n'ont-ils pas quelquefois le pouvoir, secret comme l'espoir, vaste comme la vie, de tout filtrer et de tout purifier pour nous donner à voir, dans leurs grands puits profonds, le chemin différent qui pourrait commencer ?
"Ils" ont fini par enlever le papier. Ou un passant s'en est chargé. A moins que la pluie et le vent ne l'aient poussé au caniveau comme un papillon mort.
Délavé, abîmé, à vrai dire il ne payait plus ni de mine ni de mots, sur le vieux portail de métal.
J'avais pensé, naguère, ou peut-être jadis, à le photographier.
J'aimais bien le trouver au bord de mon chemin. Chaque jour, rue Clemenceau, près du portrait de cuivre étincelant du vieux Tigre défunt, il m'adressait son petit avertissement philosophique, mi-clin-d'oeil mi-ronchon.
Nous avons tellement l'habitude de croire que les choses sont ce que les mots nous disent qu'elles sont, qu'une phrase qui ne nous dit que ce qu'elles ne sont pas nous paraît aussitôt une énigme à résoudre.
Mais mon papier collé sur ce qui n'était pas une boîte à lettres se gardait bien de nous dire ce qu'elle était. Pas de solution pas de fin mot pas d'histoire.
Ceci n'est pas une pipe.
Ceci n'est pas une pomme.
Ceci n'est pas une boîte à lettres.
Ceci n'est pas une boîte à lettres mais ceci fut une boîte à lettres.
Ceci n'est pas un portail vert mais un portail repeint en vert que j'ai longtemps connu rouge.
Ceci n'est pas la vérité mais un papier collé et déjà arraché.
Ceci toujours se change en autre chose, et les mots qui voulaient se poser sur les choses, insectes épuisés, s'en vont plus loin tomber dans leur boîte à néant, et puis s'envolent encore, d'inlassable désir.
Nos vies bruissent de mots, nous ne sommes que mots. Mais le monde, vieillard sphinx et ronchon, sourd et muet qu'il est, ne connaît rien des mots qui voudraient tout connaître.
On peut voir en ce moment à la médiathèque Jacques Demy de Nantes une très intéressante exposition de dessins et lavis d'Olga Boldyreff. L'artiste y évoque les romans de Dostoïevski à travers une série de vues de la ville moderne de Saint-Pétersbourg, où elle a suivi patiemment le parcours de l'écrivain et de ses héros.
Au milieu de ces vues, somme toute assez classiques, une oeuvre étrange et tout à fait remarquable surprend soudain le spectateur : ce "Manteau" dérisoire et immense, sombre et long comme un spectre se dressant dans l'hiver.
Ce manteau n'appartient pas à Dostoïevski, me direz-vous, puisqu'il est celui de Gogol et de son Akaki Akakievitch. Pourtant, il est partout, ce manteau, dans le destin des personnages de Dostoïevski, il habille toutes les détresses, toutes les rêveries et toutes les révoltes de son univers. Il est, à vrai dire, l'âme même de Saint-Pétersbourg, fantastique et brumeuse cité de beauté, de douleur et de littérature.
Sur le mur, comme il se doit, le manteau projette deux ombres - une ombre pour ce monde, et une ombre pour l'autre. Une ombre pour l'humiliation et une ombre pour l'immensité. Une ombre pour la misère et une ombre pour l'éternité.
A ses pieds d'incorporelle étoffe, j'ai admiré cette pelote de fil doré :
Fil serré du destin, fil doré du désir.
Fil sans fin du récit qui brode à l'or des mots
la trame grise et noire des pauvres vies humaines.
Et qui s'en va tissant, araignée pénélope,
sa toile et sa pelote à faire rouler les mondes.
Le Fil, ai-je pensé. Le Fil. il fallait bien que quelqu'un songe un jour à le rembobiner, et à le poser quelque part, en équilibre au bord d'une ombre. C'est pour qu'il roule encore, qu'il roule comme un chat, parmi les nuits trop blanches et les fantômes noirs, son or léger de laine à tout raccommoder.
Je passais Ile de Nantes. Du côté du Hangar à Bananes.
Soudain... J'ai cru avoir mal vu d'abord... mais non, dans la vitrine en rénovation, c'était bien un bidon d'eau de Lourdes. Une sorte de jerrican comme on en utilise parfois pour l'essence. Mais on lisait très bien : Lourdes.
L'eau avait-elle servi à faire le café, ou devait-elle aider à nettoyer l'étagère poussiéreuse ? Devait-elle attirer la faveur du ciel sur le bar à venir – car ce serait sans doute encore un bar qui allait s'ouvrir là ? Ou bien n'était-ce qu'une facétie ? Comment savoir ?
Un rayon de soleil éclairait la sainte Vierge et prêtait à la scène un petit air de Cène.
C'était une nature vive, naïve et drôle, à la fenêtre à malices de ce qui ne serait bientôt plus qu'un bar de nuit du Hangar à Bananes...
Je l'ai pris comme il m'était donné, cet infime miracle du quotidien.
Avec amusement et avec gratitude.
Car aux petits miracles du quotidien nous devons la joie, la légèreté et la fantaisie, qui sont l'eau sainte de la vie.
C'est le soir. C'est en ville. Un artiste anonyme a donné au trottoir un visage de craie.
Façades sans regards. Silhouettes qui s'écartent. Dans la nuit noire et blanche glissent nos pas pleins d'ombres.
"Help me... " murmure le trottoir. Où donc est-il passé, celui qui appelait ? Où s'est-il effacé, ne laissant sur la pierre qu'un visage de craie ?
C'est le soir, il est tard. Dans les rues on se hâte. Mais personne ne marche sur le visage du trottoir. On croirait qu'ils ont peur, les passants sans visage, de fouler ce visage. Un visage anonyme, un si vaste visage. Un visage si large que les nôtres y tiendraient. Le visage d'un soir peinturluré d'espoir - et tombé dans le noir.
Le lendemain, au matin, il avait plu si fort
sur la craie sur la pierre
qu'il ne restait
plus rien.
Rue Lapérouse, au coin de la place Royale, deux musiciens s'étaient postés. L'un tenait une contrebasse, l'autre frappait d'un maillet un étrange piano, mi-harpe mi-xylophone, un cymbalum... - merveilleux instrument que j'avais vu, jadis, sur la scène de la "Folle Journée" où se produisaient les musiciens tsiganes du "Taraf de Haïdouks".
Les deux Tsiganes jouaient très vite, des airs au rythme étrange et changeant. Le rythme "boiteux" des Balkans... Et c'était curieux de regarder les gens qui passaient. Certains se mettaient à marcher plus vite, pas réguliers, l'un après l'autre, rythme binaire. D'autres, amoureux interprètes, commençaient à danser, valse à trois temps, rythme ternaire. Il y en avait aussi, bien sûr, qui n'écoutaient pas, et restaient immobiles.
C'est ainsi, en musique, et partout, et en tout. Il y a ceux qui préfèrent aller sur deux temps, marche en avant, droit devant eux. Ceux qui ne vont qu'en tournoyant, légèrement, trois temps de valse, trois temps de grâce. Ceux qui savent nous faire aller sur tous les rythmes. Et ceux aussi qui se contentent d'attendre, ou de dormir, indifférents.
On pouvait visiter aujourd'hui l'ancienne maison d'arrêt de Nantes, fermée il y a deux ans, et actuellement investie par un groupe d'artistes avant sa prochaine démolition.
Je m'étais toujours demandé, en longeant les hauts murs emperruqués de barbelés, comment on vivait là-dedans. Et j'ai vu.
La cage à folie du "mitard".
Les cellules sombres aux fenêtres grillées, minuscules, où paraît-il on logeait à trois ou à quatre. Les oeilletons au couvercle tordu rouillé souillé d'avoir été tant de fois retourné sur le vide.
La cour humide où l'on tournait en rond comme pauvre Lélian, une heure par jour et sans soleil. Les noms gravés sur les murs sourds, en lettres profondes comme la rage. Les dépouilles étranges des "missiles", ces objets interdits jetés de l'extérieur, restés pendus aux barbelés comme cadavres à leur gibet.
Et cette empreinte enfoncée dans le sol de la salle de sport... quel bond il avait fait, quelle énergie il avait mise à sauter, et comme il était lourdement retombé, celui qui l'avait laissée là, sur le lino usé.
Dans l'une des cellules ouvertes aux visiteurs, j'ai fait mon autoportrait au miroir fêlé :
Qu'il serait différent, ce monde si violent, ce monde si cruel, si chacun pouvait se regarder au miroir auquel l'autre se voit. Le criminel au miroir de sa victime. Le juge au miroir de son condamné. Le prisonnier au miroir de son gardien. Et le passant au miroir de tous ceux qui derrrière l'oeilleton purgent leur vie perdue.
Ce qui pourrait nous sauver du mal, ce n'est pas la sévérité, pas davantage la douceur. Non, ce qui pourrait nous sauver, c'est l'imagination. Seulement l'imagination, soeur jumelle de compassion.