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L'ange de l'éphémère

Publié le par Carole

Place Sainte-Croix à Nantes - mosaïque clandestine anonyme, attribuée (par la rumeur publique) au street artist Invader...

Place Sainte-Croix à Nantes - mosaïque clandestine anonyme, attribuée (par la rumeur publique) au street artist Invader...

J'avais vu dans les journaux qu'on volait partout à Paris les carrés de céramique d'Invader... Alors, vite, je suis allée voir mon ange.
Mon ange de la place Sainte-Croix, celui qui déploie ses moignons d'ailes bleues sous les grandes ailes dorées des grands anges du beffroi, celui qui tend sa petite auréole jaune comme une sébile propitiatoire au-dessus des mendiants de l'église. Mon petit ange aux yeux de braise dans son aube de pixels carrelés, mon petit ange au corps blanc crénelé de vieux château hanté.
Ouf... il était toujours là, un peu usé, un peu passé, un peu cassé et ébréché, mais toujours là quand même. Il ne s'était pas envolé, il vieillissait tranquille, sous la cape effrangée de ses ailes rognées, mon petit Pac Man Angel d'ici...
 
Un FMR farceur avait laissé tout près sa signature, juste devant cette Ombre que le Temp(s) avait posée, comme sans y penser, sur la gouttière où gargouillait la pluie qui les effacerait bientôt tous, humains et spectres, pixels, angels, carreaux et petits papiers.
 
Et j'ai soudain compris ce qui m'avait toujours troublée, face à ces créations de céramique dont les murs de nos villes se recouvrent par les nuits sombres : ce désir fou de se tenir en équilibre entre le caractère éphémère de l'art des rues, et la solidité bien cimentée du carrelage. Entre un fantôme et son éternité. Entre l'acceptation du transitoire et de la disparition, et l'espoir de laisser ce qu'on appelle une oeuvre.
 
Dans les journaux qui m'avaient appris qu'on dérobait les fantômes d'Invader, j'avais lu aussi qu'il s'ingéniait désormais à n'utiliser que des carreaux friables, pour qu'on ne puisse plus les arracher des murs sans les briser définitivement.
 
Finalement, ces idiots de voleurs nous auront au moins enseigné cela : que nul artiste, qu'il soit de rue ou de salons, ne pourra jamais rien laisser d'autre, en fait d'oeuvre, que les grains de poussière éphémères qu'un instant de lumière peut dérober parfois à l'ombre longue du temps.
Et que c'est la loi de ce monde, de transformer toutes nos éternités en petits fantômes aux ailes ébréchées.
 
 
 
 

Publié dans Fables, Nantes

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Dans l'herbe

Publié le par Carole

Rue de la Fontaine Launay - Rezé - fresque de Lydie Piffeteau

Rue de la Fontaine Launay - Rezé - fresque de Lydie Piffeteau

Ce qui me frappe souvent dans le trompe-l'oeil, ce n'est pas sa capacité à nous tromper, bien qu'elle soit quelquefois admirable et troublante, mais tout au contraire sa capacité à révéler le vrai, à diriger notre regard vers une réalité banale et sans éclat qui nous aurait certainement échappé, en lui faisant faire un détour par l'image de cette même réalité.
 
Il est midi et on rentre chez soi. On passe par le petit raccourci de la ruelle, on admire au passage, sur le mur au trompe-l'oeil, le beau linge blanc attendant, dans son seau de métal, avec ses plis d'ombres fraîches qui sentent encore la rivière, qu'on l'étende au soleil.
Et on admire, évidemment... Que tout cela est bien fait, on pourrait s'y tromper... Mais... ce petit souffle de vent n'a-t-il pas fait vibrer l'une des tiges ? et cette étincelle soudain allumée par le soleil... qu'est-ce donc ?... cette petite renoncule, et cette herbe folâtre, font-ils vraiment aussi partie du tableau ?
On se penche, et soudain on les voit, réellement posées sur la fausse prairie, frémissantes et vivantes, la renoncule d'or, et l'herbe au vent empanachée de graines. On les voit, comme on ne les avait jamais vues, ces plantes folles du trottoir, ces merveilleuses méprisées compissées par les chiens.
Et on comprend, soudain, que c'est cela, la divine tromperie et la vraie magie de ce qu'on appelle l'art : nous tendre comme un miroir l'image où le réel se réfléchit, pour qu'enfin il nous soit possible de le voir.

 

Publié dans Fables, Nantes

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Le champignon d'Hectot

Publié le par Carole

Jardin des Plantes de Nantes - Le magnolier d'Hectot

Jardin des Plantes de Nantes - Le magnolier d'Hectot

Je l'ai déjà photographié, celui-là.
Au début, j'ai cru qu'il s'agissait d'une fantaisie nouvelle de Claude Ponti.
Qu'on avait dessiné un visage à notre arbre, pour amuser le passant, et bien lui rappeler que les arbres et les hommes forment un même peuple...
Puis j'ai compris que non. Que c'était un vrai champignon. Un lignicole, un lignivore, un polyphore, un ganoderme, un saprophyte, une fistuline ou un... je ne sais pas...
 
...mais je suis sûre qu'il grossit. Saison après saison. Inéluctablement. Qu'il noircit. Qu'il s'enkyste et qu'il s'alourdit. Qu'il l'entraîne, notre biséculaire magnolier d'Hectot, de son poids de tortue, de son grand bec d'oiseau des îles, de ses lèvres serrées de coquillage.
Qu'il l'entraîne, mais vers quoi ?
Vers cette boue d'en-bas où tous les géants de ce monde finissent par s'étendre, vaincus?
Vers le ciel où le vieil arbre lance encore, lui le grandiflora, ses fleurs de nénuphar aussi légères et blanches que des nuages d'été ?
Ou vers la mer, là-bas, d'où jadis il nous vint, dans le grincement du vent et l'enchantement des îles, et l'angoisse des naufrages ?
 
Je n'en sais rien, 
mais l'arbre, peu à peu, je le vois bien, docile et las, il se laisse tirer par ce poids sur sa peau, par ce chancre grossi comme un coeur sur son corps tout palpitant d'insectes.
 
 
On dit que les grands champignons des troncs poussent sur les blessures des arbres, comme des cicatrices qui s'abreuvent de sève.
On dit aussi que tous ne sont pas mortels.
Celui-là n'est peut-être après tout qu'un parasite inoffensif, venu en profiteur pour taper le carton avec son vieux copain d'Hectot et boire à sa santé son riche alcool de sève...
 
Seulement j'ai toujours l'impression qu'il ressemble à la bouche du temps.
Chaque saison plus sèche, plus dure et plus vorace. Mâchant la vie pour en faire de la mort, mâchant la mort pour en faire de la vie. Mâchant le bois pour lui donner sa forme. Mâchant le monde pour lui donner pâture.
Et qu'il a poussé là pour nous en avertir : l'arbre si vieux que nous avions fini par le croire immortel, las de porter son bel habit d'éternité, quand les lèvres du temps l'auront bien remâché, 
comme un géant vaincu, comme une feuille éteinte échouée sur le sable, comme un bateau perdu sur ses vagues fantômes,
comme tous les arbres en ce monde,
comme chacun de nous,
un jour,
bientôt peut-être
se couchera
laissant ses fleurs, au loin,
dans un dernier baiser,
s'en aller vers le ciel,
s'en aller ver la mer,
s'en aller vers la terre,
s'en aller.
 
 

Publié dans Nantes

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Le triomphe du charcutier

Publié le par Carole

Le triomphe du charcutier
C'était comme un arc au triomphe tranquille, accoudé en vieil artisan sur un coin de vitrine, au milieu du pâté effondré des maisons démolies.
Deux piliers de passé en tablier bien rouge et en bleu de faïence. Une transparence de vitrine éclatée où flottaient encore vaguement des sourires de comptoir, des salutations de quartier derrière la caisse enregistreuse, et des frémissements de balance pesant à sous de pauvres gens chaque gramme de viande.
 
On ne démolit plus, à Nantes, ces façades de petits commerces que les Italiens de chez Jean Cortina sertirent de céramiques bon marché, colorées et inventives comme des bijoux Art Déco. Et ce bel arc, avec ses camaïeux de rouge, ses feuilles d'acanthe géométriques et ses lettres lamées d'argent, triomphe du travail bien fait et de la patience du carreleur, valait vraiment la peine qu'on s'était donnée pour le sauver, à coups de classements et de directives patrimoine.
 
J'ai essayé d'imaginer de quoi elle aurait l'air plus tard, une fois construite, la façade du grand ensemble en chantier, avec sa porte charcutière au triomphe d'arc modeste, hissant les couleurs du passé sur le béton grisâtre du présent.
Ce serait une étrange chimère, à coup sûr. Mais pas plus que nos rues piétonnes et muséifiées, pas plus que nos châteaux-forts restaurés tout confort, pas plus que...
Car c'est ainsi, aujourd'hui. De même que les villes du moyen âge, terrifiées par les raids à venir, bâtissaient leurs remparts avec la pierre des monuments romains, nous autres les Modernes, pleins du remords d'avoir détruit des mondes pour les rebâtir en poussière de béton, nous tentons de sertir nos existences grises dans les pans de beauté et de vies effondrées que nous sauvons des ruines. Espérant sans y croire, en nos coeurs mécréants de démolisseurs, que ces arches trop fragiles nous sauveront nous-mêmes de notre écroulement programmé.
 

Publié dans Nantes

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L'amour bleu

Publié le par Carole

A la sortie du cinéma, sur le mur qui sentait l'urine, quelqu'un avait écrit :
 

En ronde bleue, les lettres s'élançaient à l'assaut du ciment. Trempé dans l'encre de là-haut, l'amour s'écrivait sur les ombres et courait bleu de ciel, comme un lierre en été sur son pan de mur gris.

Un peu plus loin, il y avait encore ce message, encore ces grandes lettres nouées et enlacées à déliés et à pleins, comme on s'embrasserait, emportées vers leur ciel :
 

Dans toute la rue, sur les compteurs à gaz, sur les bornes ennuyées et les murs délaissés, sur tout le laid qui écrasait la joie, cela grimpait, battait et bleuissait, comme le sang vivant remontant vers le coeur :
 
 bleu 
l'amour bleu
l'amour bleu l'amour bleu
amour
 
Je me demande toujours qui nous écrit ces messages.
Qui donc nous aime assez, nous, les indifférents, les passants de la ville,
pour nous l'écrire obstinément
en ronde en bleu
en gras
en grave
en hâte
en douce
en bleu
en rond
en pleins
et en déliés
encore encore encore encore.
 

Publié dans Fables, Nantes

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La famille Carex - réédition revue d'un texte paru le 5-05-2012

Publié le par Carole

La famille Carex - réédition revue d'un texte paru le 5-05-2012
...au Jardin des Plantes
où l'on avance comme en poésie,
sur les chemins tournants de l'analogie,
qui entraînent nos pas rêveurs.
 
 
   Au Jardin des Plantes vit et prospère une famille que je connais bien, pour l'avoir rencontrée souvent, en promenade dans mon propre jardin, et dans tant d'autres lieux qu'elle fréquente à ses moments perdus... Une famille que vous connaissez sans doute un peu vous aussi : je veux parler de la famille Carex.
   Ils y sont tous, ou presque, je crois, au Jardin des Plantes, ces Carex. Ils vivent là tranquilles, dans leurs petits logements de ciment, derrière des panonceaux proprets - rangés comme au cimetière, et pourtant si vivants, si coriaces.
 
  Une grande famille, figurez-vous... Issue de la branche des Cyperacées, par les Monocotylédones, rien de moins. Une grande et vaste famille qui compte parmi ses membres des personnalités aussi marquantes et diverses que le jeune et chlorotique Carex pâlissant, le malheureux Carex penché, le vieux Carex courbé et l'inquiétant Carex vésiculeux - sans oublier le Carex lisse, le sévère Carex noir et le noble Carex élevé.
    Certes - mais n'en va-t-il pas ainsi dans toutes les familles ? - on déplore parmi eux de criantes inégalités : ainsi le Carex appauvri cousine amèrement avec le Carex luisant, tellement plus fortuné ; quant au pauvre Carex écarté, qu'on n'invite jamais, son sort n'est pas beaucoup plus enviable, vous l'avouerez, que celui du misérable Carex puce, contraint de brocanter tristement sa pénible existence.
    Hélas, le Carex paradoxal vous le confirmera, rien n'est simple, rien n'est un en ce monde...
 
   On compte parmi ces Carex, je crois, tous les caractères qu'identifia jadis Théophraste, le vieux naturaliste : les hypocondriaques, comme le Carex à pilules ; les inconsolables, les mélancoliques, tel le Carex en deuil ; les glauques et les rampants, grouillant à l'ombre du Carex bas ; les angoissés, les terrifiés qu'un rien accable, groupés serrés sous la bannière tremblante du Carex panic ; et puis tous les hésitants, les velléitaires, les tourmentés, émules du Carex divisé... J'en connais d'irascibles, aussi, de ces Carex : le Carex hérissé, par exemple, qu'un rien fait se dresser sur ses ergots. Il y en a qui vous tiennent la dragée haute, comme ce Carex pointu ou ce terrible Carex terminé en bec - des gens très âpres, ceux-là, très coupants en paroles, qui tiennent du reste de leurs ancêtres, puisque les Carex sont issus lointainement d'une gens Caro, ainsi surnommée à Rome, dit-on, pour son côté tranchant. Et puis, c'est inévitable, certains ont les dents longues : tel ce Carex des renards. D'autres fanfaronnent un peu, mais ces prétentieux-là sont vite remis à leur place : voyez ce Carex presque en queue de renard, hirsute et défraîchi...
 
    Une grande famille, cette famille Carex, une très grande famille, et si humaine, au fond.
 

Publié dans Fables, Nantes

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L'insolite

Publié le par Carole

L'insolite
Il suffit si souvent de lever les yeux...
Rue Gambetta j'ai levé les yeux, et je l'ai tout de suite reconnu : l'insolite.
Celui qui fait sortir l'ordinaire de ses gonds pour nous ouvrir les portes.
Celui-là même qui clôt Nadja sur le visage ensablé d'une aviatrice au nom d'Aurore.
 
Une femme est sortie par la porte cochère. Me voyant arrêtée, elle m'a dit bonjour. 
Il suffit si souvent de dire bonjour...
Rue Gambetta je lui ai rendu son bonjour, et j'ai demandé pourquoi on avait suspendu cette bizarre enseigne au-dessus de sa porte.
-Il y avait un petit musée ici, avant... un musée de la machine à coudre. C'était un vieil original qui avait eu cette idée. Une idée insolite, n'est-ce pas ? Il avait installé chez lui ce musée... Des machines à coudre, il en avait, il en avait des quantités, des vieux modèles, tout décorés. Quelque chose d'incroyable... Nous avons acheté son appartement. Malheureusement, les machines n'y sont plus. Le musée est fermé.
-C'est dommage, ai-je répondu en regardant la fleur brodée qui grandissait dans son fil de canette au flanc de la machine suspendue dans le ciel. Cette belle fleur ne demandait qu'à s'épanouir. Mais l'aurore ? Pourquoi l'aurore ?
-Aurore, c'était tout simplement une marque de machine à coudre.
Il suffit si souvent d'appeler les choses par leur nom, tout simplement...
 
J'ai remercié la femme qui m'avait informée, et je suis repartie, pensant à ce vieil original qui nous l'avait si joliment enseigné,
que l'insolite, tout simplement,
c'est ce fil délicat et pourtant si solide
qui coud au ciel, là-haut, les pauvres vies d'en bas
quand elles sont taillées dans l'étoffe des songes.
 

Publié dans Fables, Nantes

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Une fleur pour Elisa - réédition

Publié le par Carole

Il paraît qu'on vient de vendre chez Drouot un manuscrit d'Elisa Mercoeur.
 
210 pages adjugées à 700 euros. Au moins...
Je me demande combien cela ferait, en vieux francs romantiques de naïve poétesse ?
Pauvre Elisa.
On se souvient si rarement d'elle qu'il m'a semblé que je pouvais bien, que même je devrais, aujourd'hui qu'elle est un peu de vente, ressusciter le petit texte que je lui avais consacré en 2013.
Alors voici... Cela s'appelait "Une fleur pour Elisa"...
 
***
 
 fontaine-mercoeur.jpg
 
   Cette photo toute grise et perlée de pluie est la dernière que j'aie prise d'Elisa.
   Elisa, c'est ainsi que j'avais appelé cette danseuse faite au tour des "Nanas" de Niki de Saint-Phalle - qui s'élançait, face au château, dans le square Elisa Mercoeur, au sommet de la belle fontaine qu'on vient de démolir pour laisser place à l'un de ces grands miroirs d'eau si à la mode en ce moment - sans doute parce que les villes d'aujourd'hui aiment mirer leurs gloires anciennes sur les cieux désormais obscurcis qui tracent en longs nuages l'avenir qui déchante.
   Je la trouvais si émouvante, ma danseuse, si proche de la véritable Elisa, avec sa façon d'être nue, d'être forte et fragile, tout en haut suspendue, et d'attendre la chute.
 
   Elisa Mercoeur... vous ne la connaissez pas ? Qui la connaît ? Même ici, dans sa ville natale, elle n'est plus rien qu'un nom, elle qui pourtant n'eut jamais de nom véritable.
  Car ce fut tout d'abord une Cosette, cette Elisa. Elle commença sa vie à l'Hospice des Enfants trouvés, non loin du cimetière, dans l'ancienne rue des Orphelins. C'était en juin 1809. Le papier bleu épinglé sur les langes disait que l'enfant s'appelait Elisa, mais ne mentionnait évidemment aucun nom de famille. Le commissaire qui enregistra l'abandon, touché par le petit billet tremblant rédigé par la pauvre mère au coeur déchiré, où elle disait son espérance de retrouver plus tard l'enfant, décida en poète de l'appeler Elisa Mercoeur - du nom d'un héros local, et d'une vieille rue de la ville. Et ce fut peut-être - qui sait ? - cet étrange baptême qui décida du destin de l'enfant.
    Deux ans plus tard, sa mère, qui s'appelait en fait Adélaïde Aumand, saisie de regret, vint en effet chercher son Elisa. Elle s'était enfin résolue, pour son enfant qu'elle n'avait cessé d'aimer, à affronter son sort de fille-mère, abandonnée de sa famille qui se disait respectable, travaillant sans relâche à de très humbles travaux de couture.
    Adorée de sa mère solitaire, la petite Elisa grandit, s'instruisit, s'appliqua, devint remarquable. On s'émerveillait de son savoir, de ses capacités, de son talent poétique, qu'on appelait génie. On l'applaudissait dans les colonnes des journaux locaux, on lui écrivit même de Toulouse pour la convier aux Jeux floraux.
    Elle en conçut de l'orgueil. Quoique femme, provinciale, enfant illégitime, et très pauvre, Elisa voulut devenir poète. Son courage était sans failles, ses illusions sans limites. Quelques Nantais qui l'aimaient se cotisèrent, et elle partit un beau matin, avec sa mère au coeur tendre, pour Paris, capitale des poètes. Là-bas, elle parvint à rencontrer Chateaubriand, qui la trouva charmante, et qui l'encouragea, la présenta un peu. Lamartine l'admira un moment, elle fit un tour de valse au bras d'Alexandre Dumas et fut même, dit-on, aperçue du très jeune Baudelaire. Ses oeuvres parurent dans des revues qui s'appelaient Le Voleur, la Muse française, Le Globe ou la Revue des deux Mondes. Elle crut avoir vaincu. Elle était perdue.
    Car la Misère n'aime pas qu'on décide à sa place. Un soir d'hiver, Elisa rentrait en robe de bal dans la mansarde où elle logeait avec sa mère, quand la Vieille Garce l'arrêta ; elle arracha les camélias du corsage, déchira les rubans, piétina les volants, et de sa main sèche et glacée serra ce coeur rêveur qui avait, sans la moindre autorisation des puissances qui décident du sort des humains, battu d'espoir et d'ambition. C'était la loi, l'inexorable loi. Elisa mourut bientôt, d'indigence, d'oubli, de phtisie galopante. On la coucha toute blanche au Père-Lachaise. Elle avait vingt-cinq ans.
     - Le pendant féminin d'Aloysius Bertrand, en somme ?
    - Si vous voulez. Un peu aussi du Millevoye à pas lents, et un brin de Chénier, car elle avait quelque chose là, sous son front bombé de belle plante.
   Seulement Elisa n'était pas un grand écrivain : elle avait eu l'immense courage de défier le destin, mais, sans doute épuisée par la terrible lutte, elle n'avait jamais pu trouver l'autre courage, le courage des grands artistes, le seul qui vaille, le courage surhumain de braver les lieux communs et les facilités de son époque. Ce n'était qu'un petit camélia romantique, joli mais frêle et bientôt fané comme du Lamartine.
   Sa mère au grand coeur de vestale leva une souscription pour faire éditer ses oeuvres en trois volumes épais.
    Et puis on l'oublia.
  En 1909, les érudits de la Société Académique de Loire-Atlantique, qui manquaient de gloires locales à célébrer, se ressouvinrent brièvement de ses titres au renom, un médaillon fut commandé au sculpteur de Boishéraud, alors fameux, et scellé sur le mur du Jardin des Plantes - hommage à cette fleur poussée sur le terreau nantais.
 
elisa mercoeur
 
    Dans la dernière moitié du dernier siècle on repensa encore brièvement à elle - ou plutôt à son nom, puisque déjà elle n'était plus qu'un nom - pour baptiser le petit parc aujourd'hui dévasté. 
    Que vous dire d'autre ?  Sinon qu'au square Mercoeur même les débris de la fontaine ont disparu, emportés vers on ne sait quelle décharge. Que le bronze du médaillon vert-de-grise au portail du Jardin, et que les trois volumes posthumes des oeuvres de la belle poétesse, jamais réédités, tombent en pièces au fond le plus obscur de ma bibliothèque.
    Je vous en livre ces deux phrases, avant que l'acidification du papier - ce mal qui atteint même les plus délicatement parfumés des livres du XIXe siècle - n'ait raison des derniers lambeaux :
   "Il faut briser une pierre pour trouver un diamant. Eh bien ! l'éducation, les circonstances, un moment quelquefois peuvent briser la pierre, et le génie du poète peut s'en échapper."
    De la statue du square nul génie pourtant ne s'est échappé quand on l'a brisée.
 
   Tout près du médaillon, dans son coin d'ombre triste, une fleur de camélia tendait hier son minois délicat hors des grilles du Jardin. Quand je suis repassée ce soir, ses pétales effeuillés formaient sur le trottoir un petit tas fané que dispersaient le vent, et la pluie revenue.
 
camélia grille

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22 avril

Publié le par Carole

22 avril
Je passais hier dans cette rue populaire que j'ai toujours appelée la "rue aux boucheries" - parce qu'elles y étaient deux, autrefois, toutes proches, deux vieilles boucheries aujourd'hui désaffectées qui saignent encore en façade leurs peintures écarlates et leurs céramiques rouge boeuf. 
Cela m'a toujours étonnée, cette quantité de vieilles boucheries fermées qu'on voit dans les vieux quartiers ouvriers. Autant que de cafés murés. A croire que le sang et le vin ont fait tourner comme l'eau des moulins les usines de jadis, et qu'ils ont aujourd'hui cédé à la marée montante d'autres flux plus ardents.
 
Cette boucherie-ci n'était plus à vendre ni à louer. Elle était devenue, par la grâce d'un chevalet planté en pleins reflets sur l'ombre de la vitrine, boucherie artistique. 
 
Dans la trouble obscurité du dedans, un jeune homme s'affairait et marchait en tous sens.
C'est qu'il allait inaugurer le lendemain. Qu'il n'y avait pas grand chose à exposer. Qu'il avait peur de ne pas être prêt. Peur qu'on oublie de venir. Peur que ce ne soit pas vraiment une boucherie, son 22 avril, mais juste un four obscur.
C'est qu'il était plein d'espoir. Qu'il allait travailler pour l'amour des arts. Qu'il allait vendre ici de la chair vive de bon boeuf-sur-le-toit, et de fermes bavettes taillées saignantes et crues sur l'étal d'avant-garde.
 
J'ai trouvé véritablement fabuleuse cette inauguration, en pleine fièvre électorale, d'une galerie d'artistes pauvres.
Et je me suis dit que nous vivions dans un monde, comme cela, où certains tremblent d'orgueil, à l'idée d'inaugurer sur toutes les télés un règne à l'Elysée, tandis que d'autres s'agitent et se tourmentent, risquant leurs économies maigres et leur tirelire éphémère, seuls et déjà vaincus, anxieux d'inaugurer quand même leur minuscule temple des arts.

Publié dans Fables, Nantes

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Le piano sur le toit

Publié le par Carole

Folle Journée de Nantes - L'auditorium à la fenêtre

Folle Journée de Nantes - L'auditorium à la fenêtre

Depuis la Folle Journée de Nantes je vous envoie
un piano sur le toit
quelques notes d'étoiles
et ces pas de polka
un peu fous un peu ivres
comme un éclat de rire
du grand Shostakovitch.
 
 

Publié dans Nantes

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