nantes
Je passais près de la belle statue de Mnémosyne qui orne le hall de la médiathèque Jacques Demy. Quelqu'un avait posé tout près du socle ce panneau aux couleurs tonitruantes : "Attention, sol glissant".
Mnémosyne, sol glissant... ?
Si souvent, le hasard dépose son grain de vérité, comme une perle lisse et ronde au creux d'une huître sale et rugueuse, dans la coquille informe de tous ces mots qui passent et qui se croisent, dans nos villes de mots.
Quoi de plus vrai, en effet ?
Sol glissant, la mémoire, qui peut nous entraîner si loin, si loin, au fond de nous, plus loin que nous, au coeur des choses, au bout du monde, vers cet abîme où la Chute nous dépouillera de notre dernier duvet d'ange.
Sol glissant, la mémoire, qui ne nous laissera plus jamais de repos, quand nous aurons commencé à errer, incertains, sur ses chemins glacés qui ouvrent dans l'obscur d'autres chemins glacés.
Sol glissant, la mémoire noire de cette ville.
Sol glissant, la mémoire jaune de nos gloires mensongères.
Sol glissant, la mémoire rouge de notre humanité.
Sol glissant, Mnémosyne.
L'art du temps
L'art du temps... c'est ce que j'ai pensé, une fois de plus, ce matin, en songeant qu'elle allait encore se terminer, cette "Folle journée" de musique dont les heures toujours si brèves s'étirent pourtant sur plus d'un jour.
L'art du temps, l'art dont la matière est le temps, voilà ce que c'est, pour moi, que la musique, et ce pour quoi elle me fascine.
L'art du temps, la musique - car elle seule sait compter chaque instant, chacune de ces pulsations vibrantes du monde qu'elle appelle des temps, pour leur donner leur place, précieuse et minutieuse, dans l'écrin d'infini que leur fait le silence.
L'art du temps, puisqu'elle n'existe que dans l'instant, et que rien ne saurait la fixer, malgré l'illusion des enregistrements - mais qu'elle ne peut jamais mourir, vivant et revivant en chaque instrumentiste qui recommence, en chaque auditeur qui revient.
L'art du temps, vraiment - car elle seule sait reproduire le temps dans son rythme battant, dans l'élan qui le pulse au cercle toujours rejailli de sa perte incessante.
Et voilà pourquoi il est toujours si délicieusement douloureux d'assister à un concert. D'entendre la musique dans l'éphémère suspens où elle nous est donnée, avant de nous être reprise. Comme si on entrait dans la matière même de ce temps qui frappe et souffle et chante dans nos veines sa musique de vie, de mort et d'ici-au-delà.
Jamais je ne le comprends mieux que lorsque je vois, chaque année, Michel Corboz diriger encore son ensemble vocal, depuis la chaise où il se tient si vieux, comme un jeune musicien, parmi tant de jeunes musiciens que nous voyons vieillir.
Chaque fois comme si c'était la première fois. Chaque fois comme si c'était la dernière fois. Chaque fois comme si c'était l'unique fois.
C'était, tout à l'heure, le Requiem de Mozart. Où résonnent à jamais les dernières notes entendues en son coeur par celui qu'on jeta à la fosse commune.
C'était aujourd'hui.
Et c'était déjà hier.
Demain peut-être.
L'absent de Noël
Ce matin, au feu rouge, attendant dans la longue file qui menait au supermarché, j'ai aperçu dans mon rétro ce très vieux Rom qu'on voit souvent se glisser entre les voitures en tendant la main. Il portait cette fois un costume de Père Noël.
Qui lui avait donné ce costume d'un rouge et blanc éclatant d'acrylique ? Qui l'avait affublé en Noël made in China ? Qui était venu le déposer en ce lieu dangereux pour qu'il faufile entre les roues sa maladresse de vieillard ? Il y a en ce monde tant d'esclaves... C'est encore plus ignoble, quand on leur fait endosser le costume de la joie et de la générosité...
Instinctivement, j'ai attrapé mon appareil-photo pour saisir dans le rétro cette pauvre silhouette. On croit toujours que les photos vont prouver on ne sait quoi qui n'est plus à prouver, qu'elles nous aideront au moins à ne pas oublier, peut-être à mieux comprendre... J'ai toujours avec moi un appareil-photo, et souvent je me dis qu'il ne me sert pas exactement à photographier, mais simplement à regarder, c'est-à-dire à poser sur le monde le cadre qui seul peut faire surgir le sens - ou le non-sens de la scène qu'il dessine.
Au feu, bien sûr, je n'avais qu'un instant, j'ai photographié le rétro sans rien régler, sans rien vérifier - on verrait bien plus tard, plus tard, plus tard je regarderais... Sans doute aussi me sert-il surtout à cela, cet appareil-photo que j'ai toujours sur moi : à regarder plus tard, à regarder avec retard, avec ce décalage qui seul peut faire surgir les vérités que le présent nous cache.
Quand j'ai enfin re-gardé le cliché, le soir, à ma grande surprise, le mendiant de Noël était absent du cadre que le rétro devait lui dessiner. J'étais certaine pourtant de l'avoir vu dans le viseur, quand j'avais appuyé rapidement sur le déclencheur. Certaine, absolument certaine qu'il y était quand j'avais pris le cliché. Mais sur l'image que j'avais cru saisir, il fallait se rendre à l'évidence, il n'y était plus. Il avait disparu.
Disparu, de tout son rouge criard avalé dans le gris de ce matin pluvieux, emporté dans le flou où se perdent les ombres, le triste père Noël qui mendiait en esclave. Oublié, effacé de ce jour où la joie commande. Plus même une tache rouge et vague.
Plus rien, que ces gouttes de pluie comme larmes au vent.
Il y a en ce monde tant de gens qui ne peuvent subsister qu'en s'effaçant.
Tant de pauvres gens qui ne survivent qu'en absents, et qui n'y sont jamais.
Si seulement cela pouvait, Noël, être la joie de ces absents de toutes joies.
Si seulement il pouvait, notre papa Noël, se défaire des oripeaux de fête fausse dont les commerçants l'ont revêtu, si seulement il pouvait se mettre enfin à nu, pour faire battre de joie, sur le tambour vivant de son vieux coeur humain, toutes ces mains tendues qui cognent sans espoir aux portes fermées du bonheur.
L'île Mabon
Je réédite aujourd'hui ce petit texte, écrit il y a juste quatre ans.
En l'honneur de cette fresque au profil de jeune femme et aux mains d'île en fleurs, qu'on ne verra plus jamais, rue de cette île Mabon qu'on n'a jamais revue...
La forme d'une ville change plus vite, hélas...

"Elle était pourtant bien jolie la petite île Mabon que les navigateurs venant de la mer apercevaient d'abord, avec ses longs peupliers, bouquet verdoyant dont les hautes tiges semblaient sortir de la Loire. En ce jardin flottant, la vie était ardente et douce, selon les jours."
(Gilbert Dupé, Le Bateau à soupe)
L'île Mabon, ce n'était pas grand chose : une flaque de boue, piquée d'herbes et d'oiseaux, de peupliers hirsutes et de fleurs d'angéliques, au milieu de la Loire. Elle dérangeait le passage des vapeurs, faisait obstacle à l'essor des chantiers navals. On s'en plaignait beaucoup, de cette vieille Mabon inutile et crasseuse. Un jour enfin qu'on était vraiment las de la voir s'obstiner, on l'avait attaquée, nivelée, culbutée, enfoncée à coups de mines, pelletée sous le fleuve.
Alors, sans qu'on sache pourquoi, l'île Mabon avait commencé, comme un spectre, à revenir.
Ce fut d'abord certains étés, quand l'eau se retirait, qu'on voyait onduler dans les plis de la vase son dos de bête brune. Puis elle revint de plus en plus souvent. Les ouvriers des chantiers cherchaient son regard vert sous le flot gris, et ils la regardaient s'avancer sur les vagues en sirène légère. Sur le port les badauds se penchaient aux anciens parapets, pour épier le parfum de ses fleurs abolies, la tendre voix de ses oiseaux noyés.
Plus tard on se mit à semer son nom dans la ville, à en orner des rues, des squares et des cafés.
On avait oublié le radeau de boue sale et sa flottaison d'arbres grêles, on ne se souvenait que de l'île jolie. La vie, jadis, en ce jardin flottant du passé disparu, était si ardente et si douce...
Qui n'a dans sa mémoire, comme les gens d'ici, une petite île Mabon, pauvre brin de passé qui d'avoir disparu s'est changé en bouquet, à jamais verdoyant ?
Quand le verre est entier
Il s'exprime bien, c'est vrai, on dirait même qu'il se croit vraiment poète, celui qui nous a laissé, sur la paroi brisée de l'abribus, ce message aussi rouge et vinasse que les révolutions qui fermentent dans les bars - et aussi tristement étoilé, dans sa toile d'araignée securit, que la nuit du casseur.
Quand le verre
est entier
c'est nous qui
nous sentons
brisés
(poésie)
Poésie, vraiment, cette vitre lapidée ?
Poète, celui qui ne se sent entier que lorsqu'il casse ?
Créateur, celui qui ne se dresse que sur ce qu'il écrase ?
Demain, après-demain, on aura réparé l'abribus, évidemment ; on pourra oublier. Mais là, devant la vitre bavarbouillée où ce méchant rimeur nous a jeté la première pierre, il faut bien essayer de répondre.
Se sentir exister lorsqu'on brise, se croire grandi de ce qu'on a détruit, c'est ce qui caractérise les pillards et les tueurs. Mais la poésie... personne ne sait bien ce que c'est, la poésie, mais, non, ça ne s'écrit pas à coups de poing sur les vitres des abri-bus.
Non, ça n'a pas le tranchant des éclats sanglants, la poésie, tout au contraire... la poésie...
ça ressemble plutôt à ces boules de sable et de débris que les verriers pétrissent dans le feu en pâte lisse et harmonieuse, pour en faire des objets étranges ou familiers,
tirant de la poussière du monde, par la magie du rythme qu'ils lui impriment patiemment, le verre liquide et pur qui se façonne au souffle créateur
pour retrouver
dans la lumière
sa forme entière
éternelle
passagère.
Fleurs et seppuku
Le Château de Nantes présente en ce moment une série de très belles estampes illustrant l'histoire des Quarante-sept Rônins, les quarante-sept guerriers vengeurs. L'histoire est connue jusqu'en Occident : un grand seigneur, se sentant insulté, s'était jeté sur son offenseur et l'avait blessé. Pour cette violence commise dans le palais même du Shôgun, il fut condamné au "seppuku" - c'est-à-dire à s'ouvrir rituellement le ventre.
Alors quarante-sept de ses guerriers orphelins se liguèrent pour le venger et trancher la tête de l'offenseur - quarante-sept "rônins" rebelles qui furent bien sûr condamnés à la même mort par "seppuku" que leur maître. Car il fallait, n'est-ce pas, pour que l'ordre règne, et que le pouvoir incontesté du Shôgun l'emporte enfin sur le désordre féodal, planter dans le sang la paix et l'obéissance aux lois.
Violente et frappante histoire, demi-légende issue d'un fait-divers authentique, qui fut maintes fois représentée au théâtre et dans ces estampes si étroitement liées au "monde flottant" des quartiers de plaisir.
Je suis restée un moment en arrêt devant cette image.

Un petit cartel d'anodine apparence en précisait le sens : un serviteur vient annoncer à Asano, le maître des Quarante-sept, qu'il est condamné au "seppuku", tandis que les femmes de la cour, à l'arrière-plan, élaborent un bouquet immense et vaporeux - un de ces merveilleux ikebanas qui sont chacun une image parfaite et méditative de la terre, du ciel, et de ces êtres, arbres, fleurs, ou humains qui les relient d'une brume de vie incertaine et fragile.
Quarante-huit ventres ouverts comme grands pétales rouges. Des femmes en kimono appliquées à choisir les tiges qu'elles disposeront comme des nuages. Et une tête humaine comme un chrysanthème pâle pour achever leur bouquet.
Meurtres en série et douceur délicate.
Perfection de l'estampe et jaillissement du sang.
Horreur en poésie - poésie de l'horreur.
Raffinement de la violence - violence du raffinement.
Fleurs et seppuku, c'est, je crois, partout en ce monde, ce qu'on appelle
civilisation.
Soir jaune
Hier soir il y avait dans le ciel de chez nous une étrange lueur jaune.
Quelque chose de crépusculaire et d'épais, lumière et ombre enlacées dans le jaune d'un étrange baiser où le monde paraissait se suspendre.
Un bain d'automne où tout n'était que feuilles mortes et poussière d'horizon.
Cela a duré longtemps. Bien plus qu'un coucher de soleil. Une heure, deux heures peut-être.
Il paraît que c'était, au large de nos côtes, la trouble queue dragonne de cette terrible tempête Ophélia, en route maintenant vers le Nord de l'Europe, après s'être trempée dans le sable du Sahara, puis roulée dans le feu des incendies du Portugal.
Grains de malheur et pluies de cendres
Eclairant notre paix de leur long sourire jaune,
Pour que nous le sachions, dans ce lent crépuscule
que le malheur des uns pourrait bien être nôtre.
Les humains sont d'ici et de là,
mais le vent
le vent est de partout
et la Terre est la même toupie
et la Terre est la même toupie
sous les pas de tous ceux
qui tournent dans le vent.
Concert
Hier soir, nous étions au concert. Chez nous, à Carquefou, à l'auditorium des Renaudières.
Je connaissais déjà Anne Réjiba au violoncelle. J'ai découvert Chara Iacovidou au piano. J'ignorais que nous avions à Nantes des pianistes de ce niveau.
C'était si beau, si brûlant de passion, qu'il m'a semblé que l'âme de Brahms était vraiment revenue, là, près de nous, avec nous, sur la scène, dans la salle - dans l'élan tout vivant de la musique.
Et pourquoi pas ? Interpréter, c'est peut-être cela : non pas s'effacer devant celui qu'on joue, mais arracher de soi, de tout son art et de tout son être, la force qui doit l'incarner.
Alors, le vieux fantôme qui se penche sur l'épaule du musicien, qui lui bat la mesure, et qui guide sa main,
chacun de ceux qui l'écoutent sent battre en lui son coeur ardent
de vivant.
Les ganivelles
Ce matin, mon bus était dévié.
Ça ne m'arrive jamais de passer devant la préfecture à huit heures du matin.
En levant la tête, soudain, j'ai vu ces gens derrière ces barrières de police - il paraît qu'on devrait dire barrières Vauban, mais ici, à Nantes, on les appelle des ganivelles - un drôle de nom chantant comme bartavelle, migrant comme hirondelle, grinçant comme citadelle, puissant comme manivelle, étrange et démuni comme Cadet Rousselle.
J'ai d'abord cru à une manifestation.
Le bus a ralenti. Non... non... c'était autre chose.
C'étaient eux, ceux qui attendent, le matin, qu'on leur ouvre les grilles, pour avoir enfin des papiers, les papiers - ces papiers qui sont devenus la matière même, si fragile et pourtant si rigide, de nos vies classifiées, enregistrées et tamponnées.
Ils attendaient en ligne, debout derrière les ganivelles, depuis on ne sait quelle heure du petit matin, pour être sûrs d'entrer à temps, de prendre la queue avant qu'on en ferme l'accès, et de se présenter quand il fallait au guichet qu'il fallait.
Je ne les avais jamais vus, ça ne m'arrive jamais de passer par là à huit heures du matin, ça ne m'arrive jamais d'aller attendre là derrière des ganivelles. Ce n'est pas mon chemin.
Le bus a redémarré brutalement. Une moto est passée en trombe. Les gens sont pressés, le matin.
Je me suis juste dit que c'était cela, sans doute, aujourd'hui, bizarrement, être un privilégié : avoir le droit de foncer vers où on croit vouloir aller, pouvoir suivre en vitesse son petit chemin d'homme pressé. Pendant que d'autres, coincés debout derrière des ganivelles, n'ont que le droit d'attendre, pendant des heures, qu'on leur entrouvre des grilles.
Mais, bon, j'avais à faire, moi, ce matin. Un bus dévié, beaucoup de temps perdu. Je n'ai plus repensé à tout cela. J'étais bien trop pressée.
Le Shtandart
" Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ? — J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… les merveilleux nuages !"
C'était hier. Nous voulions le voir avant son départ, le visiter peut-être...
Car c'était le Shtandart, venu à Nantes pour peu de jours - le Shtandart, la réplique du bateau de Pierre Le Grand - le tsar qui s'était fait charpentier.
Mais il était presque sept heures. Nous avons vu les derniers visiteurs remonter sur le quai.
Une mère près de nous, pour consoler ses enfants déçus qui s'obstinaient à ne regarder que lui, leur expliquait que les nuages, là-bas, au-dessus de l'estuaire, du côté de la mer, étaient splendides, qu'il fallait regarder les nuages, qu'ils étaient aussi beaux que le bateau.
Soudain nous avons entendu le moteur. Les matelots se sont affairés à détacher les amarres, à remonter les défenses. Et déjà le pilote, sur son petit canot, l'a poussé et tiré.
Il est parti vers les nuages, là-bas... le couchant l'a repeint de soleil un instant, puis l'horizon l'a retrempé de brume, et il a disparu.
Comme un bateau d'autrefois quittant le port, il est parti au loin, laissant à terre l'amer désir du large - et des nuages, là-bas.
Et nous, comme des enfants, qui courions sur le quai pour le suivre, dans les ombres du soir.