Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

nantes

Pâques

Publié le par Carole

Pâques
Tout à l'heure, je traversais la place Royale. Il faisait triste, il faisait foule, il faisait gris - avril revêche attendait son printemps en faisant les cent pas.
 
J'ai d'abord vu cet homme qui dessinait sur le trottoir, avec ce qui m'a bien semblé être du marc de voyant, une de ces fleurs immenses qui dans les dessins d'enfants sont comme des soleils montés en graines.
 
Un peu plus loin, il était là, celui qui écrivait, assis dans son recoin. Personne ne le remarquait, et lui ne remarquait personne, tandis qu'il posait lentement sur son cahier, l'un après l'autre, les mots qu'il choisissait. 
Une fanfare joyeuse tintamarrait quelque part son sacre du printemps. Il écrivait, il écrivait toujours, patient comme un poète.
Pâques
Et... comment l'expliquer ? Vraiment c'était si ténu : il y avait quelque chose, cet après-midi, sur cette place, dans ce samedi d'avril frisquet. Il se passait quelque chose. De très léger de presque imperceptible.
Oui, je crois bien que c'était lui, l'esprit de Pâques, qui se glissait parmi nous. Incognito. Bien là pourtant.
L'esprit de Pâques, léger comme un soleil d'enfant roulant parmi les fleurs.
L'esprit de Pâques... 
Lorsque tout est possible, et qu'on y croit vraiment, et que tout va pouvoir commencer, bientôt, dans le coup de trompette du printemps revenu.

Publié dans Nantes

Partager cet article

Le sens de la vie

Publié le par Carole

Le sens de la vie
C'était jeudi, en fin après-midi, je flânais au bord de l'Erdre. J'avais pris par le pont de la Motte Rouge et je m'étais amusée à photographier, en bas, tout près des piles, ce "sens de la vie" aussi bleu qu'un poisson qui nous invitait à remonter joyeusement le courant.
Un peu plus loin, un long héron paisible au grand bec souple et fin comme un pistil attendait, haute fleur grise en barque sur l'eau grise, le vent qui le ferait oiseau.
Tout était si beau, si lent, si tranquillement arrêté sur les aiguilles d'un jour de mars et de printemps douceâtre. J'étais si bien, heureuse, au bord de l'eau, à regarder se lier et se délier comme d'étranges destins les vagues hypnotiques. 
Le sens de la vie
J'aurais pu en rester là, ranger avec tant d'autres, dans un coin de la boîte à pêche où tant d'images vont s'éteindre, petits poissons perdus de la mémoire, ces impressions bleutées d'un après-midi de printemps bruineux.
Mais on ne peut pas toujours, on ne peut presque jamais en rester où l'on avait cru pouvoir s'arrêter. 
Voilà qu'il y avait une autre histoire. Voilà que tout à l'heure, dans le journal local, j'ai lu que vendredi matin, très tôt, à l'endroit précis où j'avais rencontré, jeudi soir, près d'une fleur de héron, "le sens de la vie"
on avait trouvé
le corps noyé d'une vieille femme
là exactement là
où je m'étais tenue
on avait trouvé
un corps de suicidée
flottant entre deux eaux 
oscillant dans la vase
comme un poisson perdu
tout contre les piles du pont de la Motte Rouge. 
 
J'ai revu avec malaise ma promenade de jeudi. "Elle" était déjà là, peut-être, sous la peau de reflets de l'eau grise, pendant que je m'amusais du "sens de la vie", pendant que je regardais le héron s'envoler.
Je me suis souvenue de cette nouvelle de Maupassant, "Sur l'eau", où un pêcheur ramenant au soir son bateau, séduit par la splendeur de la rivière, jette l'ancre pour fumer sa pipe en paix sous la lune, finit par découvrir, après une nuit cauchemardesque, que son ancre immobilisée est accrochée à un cadavre. 
J'ai repensé à cet étang magnifique, près de Moisdon, dont j'aimais tant les rives d'ardoises et de bruyères, avant de découvrir brutalement qu'il avait été bordé sous Vichy par un camp de concentration.
 
Il y a bien des mondes en ce monde. Des mondes en paix, des mondes heureux, et d'autres harcelés de douleur. Des mondes que tout semble séparer, mais qui en réalité se côtoient et se poursuivent comme des plaques tectoniques tout autour de nos vies. Parfois il arrive que le paisible continent où nous pensions nous tenir en joie se retrouve d'un coup plaqué tout contre l'Autre. Alors tout tremble et tout vacille. Il fait nuit en plein jour et les fantômes rôdent où nous pensions flâner.
En littérature, on appelle cela le fantastique. Et dans la vie quotidienne, je ne sais pas.
 
28 mars 2015

Publié dans Nantes

Partager cet article

Heure d'été

Publié le par Carole

Eglise Sainte-Croix, Nantes

Eglise Sainte-Croix, Nantes

Une petite pensée ce matin pour celui qui va grimper sur l'échelle, tout près des anges, pour s'introduire dans le beffroi comme un hibou, et faire tourner les aiguilles du côté de l'été.
Dans ce monde où les pendules auraient tellement besoin d'être, toutes et partout, remises à l'heure, c'est une lourde, c'est une douce tâche : prendre l'échelle, et s'approcher du ciel, accompagné par la fanfare du paradis, pour tourner lentement, sous le soleil d'en-haut, la grosse clé du temps.
Horloger laborieux, remettre en bon ordre céleste un petit bout du vaste monde. Et se dire que c'est déjà ça. Avant de redescendre dans le tumulte affolé des rues. Et de ranger la clé dans le tiroir plein d'ombres.
 
29 mars 2015, passage à l'heure d'été 

Publié dans Nantes

Partager cet article

Banc

Publié le par Carole

    Nantes - Jardin des Plantes - 20 mars 2015

Nantes - Jardin des Plantes - 20 mars 2015

J'aime, au Jardin, regarder les gens qui regardent. J'aime les contempler, ceux qui contemplent.
Et j'aime, dans les vieilles allées redessinées par Claude Ponti en sourire et en fantaisie, suivre des yeux ceux qui viennent s'asseoir sur ces étranges bancs de bois ondulant comme la houle. 
Ils s'étaient assis l'un à côté de l'autre, le vieil homme et l'enfant. L'un s'était posé tout en bas, près de la terre vivante. l'autre s'était placé plus haut, un peu plus près du ciel. Et ensemble, pour un moment si peu de temps rien qu'un instant, immobiles dans le grand flot des jours, ils regardaient le monde depuis la même vague.

Publié dans Nantes

Partager cet article

Printemps

Publié le par Carole

Printemps
Posé comme un poème inachevé sur "l'aponogéton distique", le vieux nid les avait attendues patiemment tout l'hiver. Car elles rentrent toujours, les poules d'eau du Jardin, au logis des années précédentes
Mars était revenu. On les avait vu s'évertuer, transportant brindilles et feuillages, pour enrichir la strophe trop longtemps délaissée.
Puis elles avaient couvé, l'une après l'autre, toutes rêveuses, leurs gros oeufs pailletés d'incertain comme des vers sans rime.
Et tout à l'heure ils étaient nés, brisant d'un frisson leur coquille, ouvrant leurs yeux ébouriffés, happant la vie dans leurs becs palpitants.
Cinq petits printemps qui rimaient au soleil, scandant le désir et la faim, assonant l'avenir. Un quintil.
C'est un malin, le poète du Jardin. Un grand artiste, qui nous écrit le temps avec des mots vivants.

Publié dans Nantes

Partager cet article

La souche et le jet d'eau

Publié le par Carole

La souche et le jet d'eau
Qu'il y avait eu un décès au Jardin, je le savais déjà : j'avais vu en passant le petit tas de bûches, au pied des vieux Centaures de l'allée des camélias.
 
Et voilà que le tronçonné, l'effacé du Jardin, le pourrissant cadavre, c'était lui. Celui qui depuis tant d'années se penchait vers l'étang, fasciné de reflets.
Mort ? Il n'en était pas moins paisible, souche endormie sur ses longues racines, déjà semée d'insectes en marche.
Tout près le jet d'eau s'élançait, retombait, et s'envolait encore, colombe aux ailes ouvertes.
Les grands arbres d'hiver gréés de branches noires portaient dans le vent bleu, comme des caravelles, les nids tremblants là-haut où veille le printemps.
Les chemins du Jardin tournaient et tournoyaient avec l'éternité.
Et les oiseaux couvaient sur les branches du monde les aubes et les ombres éclos comme gémeaux dans tous leurs oeufs pépiants.
 
Il n'y avait finalement de tranchant, de définitif, d'exsangue et de douloureux que cette cicatrice pâle qu'avait laissée la tronçonneuse.
Comme pierre tombale.
Absurdement humaine.
Solitaire elle seule.
 
Il n'y a pas d'arbres morts au Jardin.
On ne tranche on ne saigne on ne couche à terre que les mémoires humaines.
 
11 mars 2015

Publié dans Nantes

Partager cet article

Le soldat sur la route

Publié le par Carole

Il y a en ce moment au château de Nantes une exposition rare : on y montre les remarquables gravures de guerre réalisées par Jean-Émile Laboureur entre 1914 et 1918, pendant les années qu'il a passées "à l'arrière".
On le lui a bien reproché, en son temps, cet "arrière-plan" confortable qui fit de lui un spectateur.
L'exposition présente même la lettre très joliment tournée du bec qu'un corbeau de 14 adressa à l'état-major pour faire tomber l'artiste de son nid dans la boue des tranchées:

 

Le soldat sur la route

.

Pourtant, j'ai rarement vu regard plus juste que ce regard du graveur "planqué", refusant l'héroïsme avec toute la vaillance des déserteurs-nés.
Qu'il observe, comme Prévert, les soldats innocents et coupables, au tir forain s'offrant eux-mêmes comme des cibles.
Jean-Emile Laboureur - "Tir forain"
Jean-Emile Laboureur - "Tir forain"

.

Ou, plus profond encore, qu'il nous montre ce simple soldat s'en allant sur la route.
Seul, à la lisière maigrelette d'un désastre rageur, avançant sans détourner le regard sur l'étroit chemin de sa vie, sans savoir si mais avançant, parce qu'il n'y a rien d'autre à faire qu'à aller voir ailleurs quand tout flambe, il m'a mieux fait comprendre le "voyage" de Céline, sur cette route mince et rêche comme une corde qui ne mènera qu'à la nuit, mais qu'on s'obstine à tenir jusqu'à la dernière culbute et le dernier fossé.
Il semble bien naïf, l'ami Apollinaire, dans son bel uniforme. Surtout bien conformiste.
Il en faut du courage pour préférer la vie, dans la foule des héros. 
Il en faut, de la force, pour avancer, solitaire et léger, du côté des vergers, quand le monde veut gronder.

 

Jean-Émile Laboureur - "Le soldat sur la route", eau-forte, 1914
Jean-Émile Laboureur - "Le soldat sur la route", eau-forte, 1914

.

Publié dans Nantes

Partager cet article

Ardan

Publié le par Carole

michel-ardan.jpg
"Remplacez obus sphérique par projectile cylindro-conique. Partirai dedans."
Michel Ardan, De la Terre à la Lune, Jules Verne
 
 
On fêtait aujourd'hui l'anniversaire de Jules Verne, né un 8 février, il y a presque deux-cents ans, dans une maison de l'île Feydeau à Nantes.
Passant rue de l'Héronnière, j'ai levé les yeux, et j'ai croisé soudain le regard bleu de Michel Ardan suspendu dans les airs. Je me suis arrêtée un instant, me demandant ce qu'il pouvait bien penser de ce monde chaotique et moderne qu'il avait après tout, à bord de son obus lunaire, contribué à forger, tant il est vrai que les rêveurs ardents peuvent, seuls, donner à la pauvre raison scientifique et aux ternes pouvoirs de l'argent, la force qui crée et l'élan qui découvre.
Mais des rêves de tous les Ardan d'hier, que reste-t-il ? Ne sont-ils pas finalement devenus cauchemars, ces rêves trop naïfs, maintenant que le monde comme il va ne va plus que bien mal ?
Cric... Crac... voilà que m'entendant il s'est mis à gronder comme un orage, mon Ardan, tout là-haut, secouant son cercle de fer :
"Cauchemars ? ce sont les rêves affaiblis, sans ardeur, détournés aussitôt par la haine, la tyrannie et la cupidité, qui deviennent cauchemars en s'écrasant au sol.
L'humanité façonnée par ses rêves ne peut plus sans danger s'arrêter de rêver. Elle est comme l'obus envoyé dans la nuit, qui ne dépend que de l'élan qui l'envoya vers l'astre.
Vous qui doutez de nos rêves, c'est de rêve que vous manquez, aujourd'hui. Oubliez vos chiffres, vos peurs, votre lucidité, vos experts à tête froide ; défaites-vous de ce réalisme casqué de plomb qui vous entraîne vers la chute. Travaillez de nouveau à rêver. Rêvez encore, rêvez plus fort et rêvez mieux, rêvez ensemble et sans répit ! Mettez-vous en orbite sur l'espoir, demandez la lune à la lune, ne lâchez jamais prise. Soyez cette fusée d'humanité, ce projectile vivant de votre volonté, qu'aucune nuit ne pourra plus dévier..."
Mais j'avais dû rêver moi-même, car au-dessus de moi, dans la lumière pâle et glacée de février, il n'y avait déjà plus que cette vieille statue de bronze aux yeux mangés de vert-de-gris, vestige fatigué d'on ne sait quel hommage oublié, qu'on n'aura sans doute pas avant bien longtemps les moyens de restaurer...
 

 

Publié dans Nantes

Partager cet article

Malgré

Publié le par Carole

michel-Corboz-.jpg
 
J'ai pu encore à la Folle Journée applaudir Michel Corboz, si vieux maintenant, si fatigué, menant toujours pourtant son ensemble d'un doigt de maître, attentif aux plus infimes nuances, au plus léger soupir de l'âme des vieux maîtres. 
J'ai repensé à Bach devenu aveugle et composant toujours. 
Puis j'ai entendu la "Toccata" résonner dans les couloirs. En approchant, j'ai vu des musiciens frapper des bidons de métal. C'étaient les artistes du "Renegades steel band" de Trinidad, descendants d'esclaves à qui on avait interdit de jouer sur de "vrais" instruments de musique, et qui avaient su transformer leurs bidons martelés en instruments. Les bidons étaient l'orgue, et tous ensemble ils étaient l'organiste.
 
renegades-steel-band.jpg
.
Et je me suis dit que l'art existe toujours malgré.
Qu'il ne peut exister que malgré.
 
 
Cliquez sur les images pour entendre.
 

 

Publié dans Nantes

Partager cet article

Hôtel

Publié le par Carole

hôtel
 
Je viens de descendre du tram, et je prends la rue Lapérouse – c'est une rue que j'aime emprunter, toujours j'y rêve un peu à ce beau nom de Lapérouse, qui nous mène si loin.
— Madame, s'il vous plaît...
La femme qui m'a abordée traîne une énorme valise à roulettes sur laquelle on peut lire "Marseille".
— Madame...  
J'ai eu tort de ne pas accélérer à temps.
Elle n'articule pas nettement, comme si les mots sortaient malgré elle de sa bouche. Je sais déjà qu'elle ne va pas me demander son chemin, mais qu'elle va me demander de l'argent – ce qui, au fond, pourrait bien, dans son cas, être la même chose.
— ...est-ce que vous auriez une ou deux pièces...?  pour que j'aille au café...
Touchée. Je sors mon porte-monnaie, je commence à fouiller. J'ai encore un billet. Une pièce de deux euros, une pièce d'un euro, quelques ronds de cuivre. Et un peu de cette pitié que j'ai toujours quand je viens de descendre du tram, et que la ville use si vite, ensuite. J'hésite et elle le sent. Elle continue à parler... elle a compris qu'il lui fallait parler, pour me rapprocher d'elle.
— ... c'est parce qu'il fait froid.
C'est vrai qu'il fait froid. Vraiment très froid.
Je choisis finalement la pièce de deux euros et celle d'un euro.
Trois euros c'est déjà bien on ne peut pas donner à tous les mendiants n'est-ce pas on coulerait avec eux à la fin d'ailleurs je ne m'appelle pas saint Martin peut-être même qu'elle se moque de moi j'ai besoin de garder un peu de monnaie après tout elle n'a qu'à... 
— Vous passez la journée dans la rue ? Toute la journée ?
— C'est ça, oui... toute la journée... la nuit, souvent, je peux aller dans un foyer.
J'aimerais tant maintenant mettre les voiles... Il fait si froid quel froid. Je lui souhaite bonne chance pour la nuit. Car elle a dit "souvent"... Mais au moins je lui ai donné quelque chose. Elle ira au café. C'est un début. Alors bonne chance pour la suite !
— Oh, souhaitez-moi seulement d'en trouver davantage... Quand la quête est bonne, je peux prendre un hôtel, des fois...
Là, bien sûr, j'ai honte. Ce mot "quête" qu'elle a employé, c'est troublant. Et le mot "hôtel" lui-même... ne vient-il pas de ce mot qui a donné "hôpital" et "hospitalité " ?... Cependant je n'ose pas ajouter le billet. Ce serait reconnaître que mes trois euros étaient bien mesquins finalement. Du reste ce ne serait toujours pas suffisant.
D'ailleurs, est-ce à moi de... ? Après tout, elle peut... n'a qu'à n'a qu'à... Et puis, ne faut-il pas s'endurcir pour supporter ce monde où nous vivons, se protéger de la pitié qui nous mènerait si loin, si loin, que nous pourrions nous aussi nous noyer, engloutis ? En outre, cette insistance sur l'hôtel... La femme est jolie, n'est-ce pas, presque élégante...
— ... on ne peut parler à personne... quand on est déprimée, à l'hôtel, on peut dormir, on peut parler... 
J'ai hâte de m'en aller maintenant, je glisse quelques généralités sur les dossiers HLM, sur les assistantes sociales...
— Oh, j'ai tout fait, j'y vais chaque semaine. Il y a tellement de gens qui demandent... Ma vie a pas toujours été comme ça, vous savez. Je travaillais, à Marseille, j'étais bien. Mais c'est la maladie, le cancer. Chaque semaine je descends une marche...
Mais moi... non, je ne peux rien pour elle, non, je ne connais personne.
Je reprends ma route. Dans mon dos, j'entends la grosse valise rouler sur le trottoir. De moins en moins fort.
Et c'est comme si la femme, véritablement, s'effaçait derrière moi.
A mon grand soulagement, je vogue de nouveau, rue Lapérouse, vers... mais vers quoi ?
Plus loin, cours des cinquante otages, un mendiant s'est assis dans le froid, recroquevillé sur sa souffrance au milieu de ses sacs. Sur l'un d'eux, on distingue ces mots : "La Vie". Je connais ce sac qui proclame partout que "Jamais la vie n'a été aussi bien remplie", et que tant de mendiants de la ville traînent avec eux. Il doit y avoir quelque part un plaisantin qui le leur distribue.
A lui aussi je pourrais donner mes dix euros. Je pourrais même donner bien plus... il y a tant de "distributeurs", au centre-ville. Je suis sûre qu'il se plairait bien, lui aussi, cette nuit, à l'hôtel. Il fait si froid, de plus en plus froid. J'ai compris que c'était un rivage, cet hôtel, une île au loin de bonheur tiède, l'atoll inaccessible du paradis céleste, pour ceux que le bourreau hiver serre dans ses brodequins de glace.
Pourtant je passe, comme tous les autres, regardant devant moi, un peu raide, visage figé, menton droit, comme si j'étais trop absorbée pour remarquer... C'est une façon de marcher qui nous fait ressembler à d'étranges marionnettes – la "danse robot" que nous avons tous appris, n'est-ce pas, à danser dans les villes, depuis tant d'années que nos rues se remplissent de misère.
 
RUE
 
Nous nous étonnons quelquefois que les passants d'autrefois aient pu vaquer sans frémir à leurs occupations devant des piloris et des gibets.
Mais nous sommes semblables à eux.
Habitués.
Ce n'est pas vraiment notre faute. On nous a habitués. Qui donc ? Il y a si longtemps, qu'on ne s'en souvient plus, qu'on n'y pense jamais.
Nos descendants, c'est certain, nous diront barbares et cruels. Et ils auront raison.
Et ce ne sera pourtant, sans doute, que parce qu'eux-mêmes seront devenus autrement barbares, autrement cruels.
Pas leur faute non plus.
Mais voilà.
 
 
 
 

 

Publié dans Nantes

Partager cet article

<< < 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 20 30 > >>