Le triomphe du charcutier
C'était comme un arc au triomphe tranquille, accoudé en vieil artisan sur un coin de vitrine, au milieu du pâté effondré des maisons démolies.
Deux piliers de passé en tablier bien rouge et en bleu de faïence. Une transparence de vitrine éclatée où flottaient encore vaguement des sourires de comptoir, des salutations de quartier derrière la caisse enregistreuse, et des frémissements de balance pesant à sous de pauvres gens chaque gramme de viande.
On ne démolit plus, à Nantes, ces façades de petits commerces que les Italiens de chez Jean Cortina sertirent de céramiques bon marché, colorées et inventives comme des bijoux Art Déco. Et ce bel arc, avec ses camaïeux de rouge, ses feuilles d'acanthe géométriques et ses lettres lamées d'argent, triomphe du travail bien fait et de la patience du carreleur, valait vraiment la peine qu'on s'était donnée pour le sauver, à coups de classements et de directives patrimoine.
J'ai essayé d'imaginer de quoi elle aurait l'air plus tard, une fois construite, la façade du grand ensemble en chantier, avec sa porte charcutière au triomphe d'arc modeste, hissant les couleurs du passé sur le béton grisâtre du présent.
Ce serait une étrange chimère, à coup sûr. Mais pas plus que nos rues piétonnes et muséifiées, pas plus que nos châteaux-forts restaurés tout confort, pas plus que...
Car c'est ainsi, aujourd'hui. De même que les villes du moyen âge, terrifiées par les raids à venir, bâtissaient leurs remparts avec la pierre des monuments romains, nous autres les Modernes, pleins du remords d'avoir détruit des mondes pour les rebâtir en poussière de béton, nous tentons de sertir nos existences grises dans les pans de beauté et de vies effondrées que nous sauvons des ruines. Espérant sans y croire, en nos coeurs mécréants de démolisseurs, que ces arches trop fragiles nous sauveront nous-mêmes de notre écroulement programmé.