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La Fileuse

Publié le par Carole

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Nantes - angle de la rue de Feltre et du cours des Cinquante-otages.
 
 
     Je l'ai découverte un jour de pluie, en levant la tête vers le ciel inflexible.
    Elle se tenait toute vieille et usée, à l'angle mort du carrefour, silhouette sombre et indistincte, tête mince d'insecte sans regard, cape de feuilles mortes, et si grande pourtant, avec son fuseau de laine grise - plus haute que l'église Saint-Nicolas, qu'on vient de restaurer, plus haute que la vieille halle, avec sa grosse horloge.
    Elle ornait sans doute autrefois une boutique où l'on vendait du drap, de la laine ou du fil. Elle décore aujourd'hui la façade d'une banque - pourquoi pas ?
  On l'a déguisée, pour n'effrayer personne, en cette pauvre figure de réclame grossièrement raclée sur la pierre qui s'efface. Mais c'est elle à n'en pas douter, la Fileuse. Il fallait bien qu'elle soit quelque part, au travail.
    Dire qu'elle tient son fuseau comme une torche, et que nous n'en sommes pas plus lucides.

Publié dans Nantes

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Boulevard Durand

Publié le par Carole Chollet-Buisson

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Socle de la statue de Jules Durand - Ancienne Manufacture des tabacs de Nantes 
"Le passé est maudit, le présent me dévore et l'avenir me tourmente" (Jules Durand)
 
 
De mon arrière-grand-père Henri Maumy, je n'ai reçu d'autre héritage que sa carte d'adhérent à la SFIO (section du Toulon à Périgueux), datée de 1909, toute couverte de timbres roses frappés RS, où une Marianne socialiste à la poitrine aussi généreuse que fragile et dénudée, tient devant un soleil radieux, plantée comme une lance sur les gerbes et les fûts débordants du bonheur à venir, la hampe si légère du lourd drapeau saignant de l'espérance humaine.
 
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Héritage infime, héritage précieux cependant.
Car en 1920, après la grande grève des cheminots, et la dure répression souhaitée par Aristide Briand, mon arrière-grand-père, Henri Maumy, membre de la SFIO et l'un des meneurs de la grève du Toulon à Périgueux, fut révoqué.
Il chercha partout du travail, sans rien trouver - on n'embauchait pas un meneur, en 1920, à Périgueux.
Il était père de deux petits garçons. C'était un homme droit, intelligent et travailleur, mais partout on lui fermait la porte comme à un criminel. Enfin un parent lui trouva une misérable place d'ouvrier, très loin, à Paris. Il mourut plus tard en silence d'un cancer de la gorge - comme il convenait à un homme dont la voix resta toujours étouffée et qui dut ravaler tous ses cris.
Quelques années plus tôt, Jules Durand, qui était, lui, le meneur de la grève des charbonniers au Havre, avait été condamné à mort par la cour d'assises de Rouen. Il passa sept mois dans le quartier des condamnés avant d'être finalement gracié. Mais il avait depuis longtemps perdu la raison et mourut enfermé en lui-même, pauvre fou avalé par l'oubli, étouffé par les cris de son âme en détresse.
 
Aujourd'hui, mon arrière-grand-père est tout à fait oublié, même de ses descendants.
A Nantes où il est né, Aristide Briand a sa statue, devant l'ancien palais de justice dont on vient de faire un hôtel de luxe, - statue lourde et trapue, bronze luisant, indéboulonnable et triomphant, du grand homme marchant vers l'avenir, courbé, guidé par ces curieuses étoiles terrestres et grises qu'on a tracées à ses pieds, et qu'il suit du regard, tête penchée vers le sol, en tribun d'ici-bas que les rêves célestes n'ont jamais entraîné plus loin que de raison.
Jules Durand, le meneur foudroyé, n'a, lui, pour mausolée, que ce socle abîmé, dans un petit coin sombre de l'ancienne Manufacture. Il paraît à vrai dire qu'un jour il y eut là une vraie, une belle statue, toute en fil d'acier tordu comme l'âme du pauvre Christ qu'il fut - et que cette statue, à peine installée, fut emportée, on ne sait par qui, et jamais retrouvée. Jamais remplacée non plus.
Sous la fonte rouillée, sur une face de la pierre qui s'effrite, on peut lire encore "Jules Durand" - sur l'autre face se désagrègent quelques vers de Paul Eluard. 
Tout cela tellement laid, défait, tagué et souillé qu'on ne doute pas que cela ne soit retiré de la vue des promeneurs à la prochaine campagne de rénovation des lieux.
 
Ombres infortunées de Jules et d'Henri, chers doux martyrs errant côte à côte au long de tous les boulevards Durand de ce monde, meneurs brisés de l'armée des rêveurs de lune et des marcheurs de progrès, chargés de toute l'infortune de ce monde, où irez-vous alors pleurer l'amour et la fraternité ?

Publié dans Nantes

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Les cormorans

Publié le par Carole

 
Au bord de l'Erdre lente, aux rives de la ville, nichent les cormorans. Hiératiques et sombres comme des divinités anciennes, ils attendent. Les yeux levés, le cou tordu, ils ont toujours l'air de vouloir déchiffrer, aux longs cartouches blancs que dessinent là-haut le sillage des avions et des nuages fugitifs, des phrases invisibles, de mystérieux signaux.
Et les arbres des rives chargés de ces cormorans immobiles semblent de grands chandeliers sombres enfoncés dans la terre face aux bateaux qui passent, d'étranges sémaphores, plantés sur la rive du monde pour avertir ceux qui passent  - de quelle obscure menace, là-haut, que leur déroberait le bleu du jour et la douceur des berges ?
Parfois, un des oiseaux s'envole et rase l'eau pour attraper un poisson dans un sillon boueux du flot qui se referme. On se sent soulagé, on se dit que ce n'est après tout qu'un oiseau pêcheur, un banal cormoran, venu de la mer, retiré dans les terres, un dévoreur de poissons, un glouton comme un autre.
Puis l'oiseau revient, sans bruit se percher sur la rive, pour guetter, immobile et sombre, le ciel si bleu qui nous paraît de nouveau traversé de nuages, de sillages et d'angoisses.
Que pourraient donc savoir les oiseaux, que les hommes ignorent encore ?

Publié dans Nantes

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Stop ! Butte Sainte-Anne

Publié le par Carole Chollet-Buisson

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Il est assez curieux, pour le passant qui, descendant la côte de l'Hermitage, approche de la statue de Sainte-Anne, de lire, sur le panneau fixé près du socle où, droite et souveraine, elle tend vers l'estuaire sa main de pierre bénie, au lieu du nom de la sainte, de tous les renseignements qu'il attendrait sur la statue et le culte qu'on lui rend, ce seul mot : STOP. Cela doit vouloir dire quelque chose, se dit le passant, cela ne peut relever entièrement du hasard, ou de la négligence des services municipaux. Il s'arrête un instant, obéissant à cet ordre mystérieux - et brusquement devant lui tout est là - cette courbe de Loire où le jaune d'or de la grue Titan s'accorde si bien aux tours grises et brumeuses de la cathédrale, ces rochers furieux arrêtés au flanc bleu de la ville, ce rivage apaisé où le bras d’une sainte salue le Corbu de Rezé.
    Et le ciel, tout entier rassemblé dans cet instant, se couche en rond là-bas comme une bête douce.

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Des rats dans les murs

Publié le par Carole

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Enseigne du "Rat goutteux" allée Penthièvre - cours des Cinquante-Otages (à l'emplacement d'un ancien magasin de tissus).
"Des rats, des rats dans les murs..." (Lovecraft)
 
 
   Dans le tramway, une jeune fille téléphone - et j'entends ces paroles bizarres : "D'habitude je vais déjeuner chez Suzanne, mais aujourd'hui je n'irai pas...je n'ai pas envie de manger avec un rat... "
   Le tramway, que je prends tous les jours, est décidément l'endroit le plus étrange du monde. Est-il possible que cette Suzanne soit un rat louant quelque part dans la ville un appartement ? Ou bien dois-je comprendre qu'un rat s'est installé chez elle ? - la crise du logement, dure aux hommes, l'est aussi pour les rats sans doute. On sait que les rats vivent à côté des citadins, dans les mêmes rues, les mêmes immeubles, et qu'ils s'approvisionnent aux mêmes épiceries, aux mêmes boulangeries, fréquentant les mêmes fastfoods et les mêmes bistrots, recourant aux mêmes égouts, aux mêmes bennes à ordures. Les rats sont la preuve de la civilisation, tous les archéologues vous le confirmeront. La preuve par l'envers, en quelque sorte. Dans chaque ville, ai-je appris dans je ne sais plus quel livre, vivent au moins autant, et même souvent bien plus de rats que d'humains. Il suffirait pour les voir de regarder entre les interstices des trottoirs, sous les tables, derrière les rideaux, dans les placards, au fond des poubelles, au creux des armoires. En fait, si nous ne les voyons pas, c'est parce que nous préférons les ignorer. La ville est emplie de rats, il faut l'admettre en toute lucidité. Dans les tours du château des Ducs, dans les caves de l'île Feydeau, sur les balcons des immeubles chics des rives d'Erdre, dans les bureaux de l'Hôtel de ville, sous la pendule de la Cigale, dans les parkings de la Tour de Bretagne, partout, des rats, des rats, des rats. Des rats assis qui bavardent, des rats goutteux qui vendent du tissu dans des boutiques renommées, des rats qui courent en tout sens, débordés de travail, des rats penchés sur des dossiers et sur des livres, des rats peinant sur des écrans d'ordinateurs, des rats misérables que la faim jette dans les rues, des ombres de rats affalées sur les trottoirs, et des rats pansus bien nourris chez Suzanne, prenant l'apéritif à l'heure du déjeuner. Comme nous tous acharnés à survivre, à ronger leur frein, à faire leur trou, à se caser au mieux. Une ville de rats dans la ville des hommes. Admettons-le une bonne fois, il le faut bien.
   La jeune fille qui téléphonait est descendue soudain, et voilà que s'assied à sa place un passager tenant une boîte fermée. Un être affolé s'agite et crisse à l'intérieur. J'aperçois ses yeux perçants par les trous ménagés sur le dessus - c'est... non...! est-ce vraiment... ? - Et ce type au regard aigu, devant moi, qui tient la boîte sur ses genoux... cette moustache fine, ces lèvres palpitantes... et cet air d'avoir faim, d'être prêt à tout avaler... c'est... oui, je crois, je crois bien que c'est...que c'est lui... le rat... le rat de Suzanne !

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Notre lion protecteur

Publié le par Carole Chollet-Buisson

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Alors que je photographiais ce beau lion entouré de fiers drapeaux d'Afrique, près du boulevard de la Madeleine, quartier pauvre de réfugiés, d'immigrés et d'étudiants sans le sou, un passant, noir de peau et d'âme claire, est venu me parler - c'est, je trouve, l'un des grands bonheurs du photographe : ceux qui le voient travailler, souvent, s'approchent pour lui dire quelques mots, heureux que quelqu'un donne du prix à ce qui fait leur quotidien si souvent ignoré.
"Vous photographiez le lion ? il est beau, hein ? 
-Très beau !
-C'est notre lion protecteur !"
Il m'a regardée cadrer, souriant. Puis, bien sûr, il s'est éloigné. On ne noue, autour de l'appareil-photo, que des relations très fugaces... - mais qui peut-être n'en sont pas moins profondes...
Car je crois avoir compris ce que l'homme avait voulu dire en parlant de lion protecteur.
Ce bel animal, posé sur une façade disgraciée, tirant parti de tout pour exister, de la tôle, des fenêtres grillées, des boîtes aux lettres grises, fixant la ville sombre de ses yeux clairs et courageux, c'est l'âpre vie des pauvres. Et le désir de beauté qui ne les quitte pas, aigu comme l'épée, vient se planter fort et majestueux, lumineux comme l'espoir et la fierté d'être soi, dans les cours étroites de l'angoisse et de la misère, sur les hauts murs froids de l'exil.
Fort comme le lion d'Afrique. Fort comme l'humanité.

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Retour du bal

Publié le par Carole

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Cette photo est la dernière que j'ai prise du "Voyage à Nantes", qui vient de s'achever...
J'avais admiré - et bien sûr photographié - le grand tableau d'Alfred Roll, intiutlé "Retour du Bal", que le musée des Beaux-Arts avait confié aux galeries Lafayette, rue de Verdun. Dans la vitrine c'était si troublant de voir la rue, avec ses maisons, ses enseignes, ses passants et ses véhicules, se superposer, mobile, au tableau immobile, de voir une foule passer sur l'or du cadre, avancer dans la traîne de la robe de soie, marcher sur le bouquet de roses rapporté du bal, traverser le regard de l'élégante, de la belle pensive arrachée par le peintre, par la vitrine du grand magasin, à l'intimité de sa toilette du soir, à ses rêves de la nuit. 
 
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Dans mon dos j'entendais une jeune fille chanter - assez faux, car l'air est difficile, mais d'une jolie voix très claire - le célèbre "Alabama song" de Kurt Weill.  
Et puis brusquement elle a cessé de chanter, et, simultanément, pour la première fois je l'ai vue, distinctement, dans la vitrine : elle était vêtue de rose, mais elle portait, elle, une robe courte et des chaussures de sport.
Elle avait posé au sol, au lieu de fleurs, ses quelques affaires, comme le font les mendiants, et manifestement elle faisait la quête. Pourtant... quand on fait la manche, d'habitude, on ne chante pas Kurt Weill, même revu par Jim Morrison... elle n'avait pas l'air misérable du tout du reste... plutôt l'allure d'une Lola d'aujourd'hui... oubliée dans la rue, au retour du bal ou d'un bar de Mahagonny, par on ne sait quel Michel parti plus loin chercher fortune.
Etrange jeu de facettes où le Voyage à Nantes avait rejoint le Voyage de la vie, où la toile du peintre avait rencontré la vie de la rue, qui elle-même avait rejoint la vie factice de la scène et du cinéma...
L'art était l'image du réel, et le réel était le miroir de l'art... rien n'était plus simple au fond,  je le savais depuis longtemps. J'ai eu, pourtant, un moment de vertige.

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Le prisonnier

Publié le par Carole Chollet-Buisson

 
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      "Pour moi, la vie, c'est le mouvement" (Lola Montès - Max Ophüls)
"Celle qui dit
Bientôt, bientôt
Et qui sourit
Dans votre dos
Toute enfoncée dans ses pensées
D'espoir "
(chanson de Lola - Jacques Demy)
 
C'était un 28 août, comme aujourd'hui, le temps était couvert, comme aujourd'hui. C'était l'année dernière. Je traversais le Passage. En levant la tête, j'ai remarqué ce prisonnier, un tigre gonflable au pelage lisse et doré, dérisoire Icare en costume de plastique brillant pendu à la verrière, qui remuait encore, très doucement, sous la brise d'on ne sait quelle fenêtre laissée ouverte.
- "Un danseur de corde qui aurait voulu bondir vers le ciel... nez collé à la vitre du dehors, corps noué au fil de fer qui conduit chaque vie dans sa piste comme une longe - et sur lequel on croit pouvoir danser. Qui sait ? peut-être finalement s'échappera-t-il, quand il aura trouvé le chemin du vent." - Voilà ce que j'avais alors pensé - et écrit sur un coin de carnet.
Aujourd'hui, je retrouve la photo alors que je viens de regarder, une nouvelle fois, Lola, le film de Jacques Demy qu'on aime tant ici, à Nantes, et qu'on a récemment restauré. Dans cette oeuvre si peu réaliste, troublante image pourtant de ce va-et-vient d'élans, d'erreurs, d'incertitudes et de désirs qu'on appelle la vie, le Passage Pommeraye, mystérieux couloir d'Ariane qui mène de la fuite au retour, de l'attente au voyage, est le point nodal. En ce lieu se partagent, se croisent et se séparent les existences errantes qui vont, d'un escalier à l'autre, de la lumière à l'ombre, de l'ombre à la lumière, et d'hier à demain, de demain à hier - toujours emprisonnées, toujours fuyant, aux miroirs de l'espoir.
 
Je crois comprendre maintenant : ce tigre prisonnier, ce bagage d'enfant qui voulait être libre mais que son poids infime retenait sur la terre, c'est l'ombre aérienne et dansante de Lola, de Frankie, c'est le jouet d'Yvon, oublié sur les planches d'un des hauts escaliers, lancé par Lolita... non, je veux dire, par la jeune Cécile... vers Roland qui s'en va où s'en alla Michel. Et si je l'ai aperçu, moi qui passais à mon tour, c'est parce que je marchais, c'est parce que je marche, là, sur la corde fine et pailletée de songes de leurs traces légères, levant la tête vers tous les cieux qui tremblent aux vitres troubles de l'immense verrière, parmi les vieux enfants rêveurs du long Passage, et les miroirs encadrés d'or où se perd mon image.
Mais peut-être ne connaissez-vous pas Lola ? - Qui la connaît, d'ailleurs ?

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Centre du monde

Publié le par Carole

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Carpe dans une mare du parc de la Beaujoire à Nantes.
"Qui est né à Nantes comme tout le monde ?" (Louis Aragon)
 
 
Ici, c'est un marronnier, un serpent de mer - ou plutôt une vieille carpe dans la mare d'un de nos beaux jardins. On le répète en souriant, mais on y croit un peu : Nantes, où tout le monde est né, comme chacun sait, est au centre du monde. Plus exactement, au centre des terres émergées. 
Hier dans le journal local on le disait encore, avec ce qu'il faut de détachement humoristique et de précision scientifique pour que la croyance un peu usée reprenne à la lumière son beau luisant d'écaille :
http://www.presseocean.fr/actualite/insolite-le-vrai-centre-du-monde-est-a-nantes-17-08-2012-45356
A vrai dire, le centre est peut-être un tout petit peu plus loin, mais on ne va pas chipoter pour quelques kilomètres... Le découvreur de cette vérité centrale et rayonnante, selon l'article, est un certain Samuel Boggs, un Américain qui aurait fait ses calculs vers 1945. J'ai lu ailleurs que des tracés similaires, menant à une conclusion presque identique - mais bien plus proche de la place du Bouffay, donc certainement plus exacte -, avaient été effectués, à la fin du XIXe siècle, par le géographe allemand Albrecht Penck. Et, demain, quand on aura un peu oublié tous ces noms compliqués, sans doute fera-t-on appel à un troisième savant pour démontrer la même évidence.
Lorsque j'étais enfant, mon grand-père avait découpé avec amusement -c'était un humoriste très fin-, mais avec beaucoup de soin et de respect aussi, dans la Nouvelle République du Centre-Ouest, un autre article expliquant, lui, que Selommes, notre petit village, était le centre du monde, irréfutablement.
J'ai connu plus tard des gens qui pouvaient prouver que le centre de la France - donc du monde - se trouvait près de Bourges, dans un hameau dont le nom m'échappe, mais où justement ils habitaient.
 
Le centre du monde, c'est tout à fait certain, se trouve partout où nous sommes.
Ainsi tout tourne aussi rond ou aussi peu rond que nous.
C'est très bien, cela permet de savoir où aller en paix, au moins, dans ce monde qui va bien vite.
Evidemment, depuis le centre de la mare où nous tournons ainsi, nageant paisiblement sur nos propres traces, il est quelquefois difficile de distinguer la rive. Il arrive même qu'on ne voie rien du tout, et qu'on se trompe de chemin. Parfois on se fait prendre à l'hameçon qui écorche la langue, ensanglante les rêves et brise les destins.
Car, dans le cercle des mondes, tant de centres se bousculent et se froissent - carpes lentes et lourdes que l'infini brise et rejette en ricochets, petits cailloux perdus.

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Sy seul

Publié le par Carole

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Sur le quai de l'île de Versailles, ce graffiti était laid et poignant comme un visage barbouillé de larmes et trempé de nuit.
Dans l'ombre du pont humide, ce tag maladroit était lumineux et plein d'espoir, comme une ligne d'écriture grimpant la page sur un cahier d'enfant.
 
Une nuit, quelqu'un qui vivait là, un des abandonnés du quai, au lieu de se coucher tout de suite dans sa vieille couverture sur le petit banc de pierre froid et moussu comme une pierre tombale, s'est muni d'un gros feutre noir et d'une bombe à peinture blanche, et il s'est mis à écrire aux bateaux s'en allant vers le tunnel, à crier aux passants traversant le pont suspendu pour se rendre au jardin japonais, à dire à tous les habitants de ce monde flottant, qu'il était seul. Lui, Sy. Sy seulSi seul - tout seul.
Et s'il est si facile de l'imaginer écrivant dans le froid à la lumière d'un réverbère, se reculant jusqu'à l'eau noire pour admirer son oeuvre, puis se recouchant, apaisé, jusqu'au retour de l'aube, sur le petit banc, c'est peut-être, voyez-vous, c'est sans doute, que c'est cela, toujours cela, écrire. 
Nous, nous tous qui écrivons, sur des papiers sur des claviers sur des idées ou sur des rêves - ne le sentons-nous pas sans cesse, sous le papier sous le clavier sous les idées et sous les rêves, ce grand mur froid dans la nuit humide, où nos doigts gourds tracent sans fin - quoi que nous écrivions, quoi que nous cherchions à écrire - ces mots qui sont ceux de tous les humains : suis seul - si seul - tout seul ?
Et puis, quand les lettres se sont posées tout claires parmi les ombres, cette paix tout à coup, ce bon repos de l'âme, en attendant que vienne l'aube.

Publié dans Nantes

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