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nantes

Chemin des violettes

Publié le par Carole Chollet-Buisson

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Chemin des violettes, c'est un opticien qui a repeint le mur. Et je crois qu'il est de ceux qui peuvent fournir aux passants ce que Baudelaire avait vainement voulu extorquer à son mauvais vitrier : des verres qui font voir le monde en beau... A moins qu'il ne soit simplement de ceux qui se souviennent.
Sous ce pinceau naïf et pur, le vieux chemin de sous-bois recouvert de bitume a retrouvé ses pas de boue rousse, de vaches jaunes, et d'herbe bleue. Le soleil roule comme un chien fou sur les prairies de voitures. Les violettes au parfum de source, devenues myosotis, ouvrent des yeux de bergères tendres sur le béton urbain. Les papillons aux ailes de bourdons dansent sur les ruisseaux débondés que chahutent les digitales. Et la forêt grandit dans l'ombre quelque part, là où les murs s'écroulent, brusquement vaincus par le flot mousseux des fougères, par la vague légère des violettes rêveuses.
 
Lorsque je suis entrée pour la première fois à Nantes, une poule, échappée d'une ferme voisine, picorait sous le panneau marquant le début de l'agglomération. C'était sur la route de Carquefou, en 1984, un matin de septembre.
 
Pouvoir des mots : il suffit de lire, au coin d'une rue, sur une plaque rouillée, "chemin des violettes", et le monde enterré tout vivant sous nos pieds, esprit magicien de la lampe qui n'attendait que ce signal, le voilà aussitôt qui entre en scène avec son pinceau, dessinant le mirage toujours intact au fond de l'oasis, sur n'importe quel bout de mur gris.

Publié dans Nantes

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Le pont

Publié le par Carole Chollet-Buisson

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Pont Eric Tabarly - Nantes 
"J'étais un pont..." Franz Kafka
 
Le premier homme qui construisit un pont - le premier qui jeta dans l'eau un poteau, un rocher, un pilier, pour y accrocher une route humaine, de bois, de pierre ou de roseaux tressés - le premier qui marcha dans les airs par-dessus le flot - le premier qui put, d'une rive à l'autre, aller et revenir sur ses jambes d'homme - le premier qui noua ce que le monde avait séparé, il dut penser avoir posé sur la terre quelque chose qui avait la forme exacte, fragile et arquée, le poids exact, lourd et léger à la fois, l'exacte musique, tremblante et ardemment vibrante, de l'espoir.
Il dut se dire tout cela, d'abord. Puis, à force de marcher sur le pont avec des fardeaux et des bêtes, il l'oublia.
C'est ce que j’ai pensé, lorsque j’ai photographié le nouveau pont qu'on construisait face aux tours de Malakoff. Les haubans neufs et blancs se tendaient dans le vent comme les cordes d’une harpe. Des oiseaux se posaient sur ces fils d'acier comme sur les branches d'un arbre bleu. Et les nuages se prenaient, apaisés, dans leurs grands filets de lumière.
D'autres badauds étaient là comme moi, venus admirer non pas l'ouvrage en construction, ainsi qu'ils le croyaient, mais ce fantôme au-dessus de l'eau que leur désir avait fait si net, si nécessaire, si parfaitement dessiné. Les ouvriers eux-mêmes, souvent, s'arrêtaient pour contempler pensivement ce pont inachevé qui prenait son élan si pur encore, si incertain de lui-même, avec des mines d'arc-en-ciel.
 
Et quand il serait achevé, on le recouvrirait d'une bonne couche de bitume, on y jetterait automobiles et camions vrombissants dans d'absurdes embouteillages, et ce ne serait plus rien, qu'un des ponts de la ville.

Publié dans Nantes

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Hésitation

Publié le par Carole

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Sous les tuiles du palais Dobrée, étrange demeure romane - ou romanesque - que se fit bâtir, en plein XIXe siècle, un collectionneur excentrique et philosophe, j'ai aperçu ce corbeau. Il dormait là-haut comme un gisant, la mousse lui fermait doucement les yeux, il était en paix. Un long fil d'araignée l'attachait encore à la pierre, et de lourdes fientes de pigeon l'empêchaient d'oublier, même en rêve, qu'en ce monde tout pèse, même l'oiseau, son poids de boue. 
 
 
A l'autre extrémité du palais, sur les parois de la tour orgueilleuse que, de son vivant, Thomas Dobrée ne vit pas achevée, veillait le serpent ailé, dont les deux yeux aigus ne se ferment jamais. De son venin stérile, il avait écrit sur le mur, en breton et en lettres flamboyantes, la devise de son maître," Ann dianaf a rog ac'hanoun",  l"'incertitude me ronge".
 
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Orgueil, désir, tourment jetés aux parois de Babel. Elan de la vie haute vers la beauté qui fuit. Amour et coeur mangé, folie et désespoir, pour celui qui s'accroche aux ailes du serpent, pour celui qui refuse l'humble loi des mortels - Accord et doux sommeil pour celui qui laisse le temps et la vie effacer son visage, pour l'absent de lui-même qui repose en sagesse sur les chemins terreux, humides et doux, du monde tel qu'il va. Mais cette bouche close, et ce regard détruit.
 
 
Et moi de l'un à l'autre, arpentant le jardin brûlant du palais, promeneuse d'un jour d'été.

Publié dans Nantes

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Le fou

Publié le par Carole Chollet

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          Nantes - Château des ducs 
 
 
Petit Triboulet rêveur, posé dans la lumière sur la grande ombre en forme de croix qui s'allonge sur le toit, au-dessus du chemin de ronde, que peut-il bien penser, là-haut ?
Peut-être simplement qu'il suffit d'un peu de soleil pour faire surgir des vérités troublantes, par exemple la proximité de l'angoisse et du rire, de la mort et de la frénésie, de la méditation et de la dérision, des ombres lourdes et des fines dentelles de pierre...
Nous le savons et l'acceptons nonchalamment, fous que nous sommes. A moins que nous n'endossions l'habit de fou justement parce que, au grand soleil de la lucidité, l'ombre qui s'étend derrière nous se fait si haute, si menaçante.
 
Mais que j'en ai eu, du mal, à le distinguer, ce fou, dans la végétation de pierre qui court au coin de chacun des hauts murs. Il m'a fallu, pour le saisir au zoom, me plaquer contre le rempart, en bas, me pencher vers le vide, m'écorcher sur l'angle dur d'un créneau.
Le passant qui parcourt le chemin de ronde, au château, ne remarque pas tout d'abord les sculptures extraordinaires qui ornent les sommets, et, s'il a enfin reconnu leur présence, il ne peut pas, de ses seuls yeux, les distinguer clairement. Il lui faut lever la tête et se tordre le cou, puis se servir, comme d'un télescope, du zoom de l'appareil-photo : alors seulement se découvre un vaste recueil de fables et d'allégories, inscrit tout en haut des vieux murs,  tout près du ciel.
Ceux qui ont posé là leurs chefs-d'oeuvre, si longtemps condamnés à rester invisibles, et qui le seraient restés sans l'invention d'appareils d'optique compliqués dont ils ne pouvaient avoir l'idée, en ont pourtant réfléchi et ciselé chaque détail à la perfection. Sachant bien qu'en art - autre folie - c'est d'abord pour le Spectateur inconnu - ou pour soi-même - que l'on travaille.

Publié dans Nantes

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Près d'un vieux château

Publié le par Carole

anne de bretagne 2.psdPlace Marc Elder  - Nantes 
 
On m'avait dit : "'histoire de France... vois ça pendant l'été : c'est le prochain thème pour l'expo du club, à la rentrée..."
- Histoire de France ? Il me semblait n'avoir rien à dire, rien à montrer... alors je suis allée faire un tour au Château des ducs, à tout hasard - sachant bien que, si le hasard peut tout en effet, il ne sert vraiment que ceux qui savent le surprendre, et le forcer à révéler ces étranges secrets que tous connaissent au fond...
Près de l'entrée, alors que je me dirigeais vers le pont-levis, j'ai croisé cet homme. Je ne sais pas vraiment pourquoi je l'ai remarqué, sans doute parce qu'il était assis bizarrement tout au bout du banc, ou bien à cause de son costume venu d'Afrique, qui attirait le regard, face à ce vieux château qui se souvient d'avoir vu en habits de cour ou de prisonniers (et si c'étaient les mêmes habits ? ) Fouquet, le cardinal de Retz... et bien sûr la duchesse Anne. Mais on m'avait dit "histoire de France", alors j'ai poursuivi mon chemin, sans m'arrêter, vers le château empli de touristes.
 
Quand je suis sortie, avec mes photos, une bonne heure plus tard, l'homme était toujours là, dans la même position, exactement.
J'ai été alors frappée par sa ressemblance inattendue avec la statue de bronze de la duchesse Anne qui orne la petite place Marc Elder où se trouve le banc. Oui, ils se ressemblaient énormément, tous les deux...
Qu'est-ce qui les rendait si proches, ce voyageur venu de loin et cette duchesse d'ici, cette deux fois reine de France et ce migrant sans doute pauvre d'argent, cette femme debout, forte et marchant vers la gloire, et cet homme assis, un peu voûté, près de son sac à dos, au bout d'un banc "tagué"? Les teintes de bronze verdi de leurs vêtements ? Le beau drapé des tissus ? L'impassible immobilité de leurs deux corps arrêtés statufiés dans ce qui semblait avoir été un élan ?
 
En y réfléchissant maintenant, je crois que c'était plutôt par le regard qu'ils se ressemblaient, par cette façon à la fois ardente et incertaine qu'ils avaient, chacun, de regarder, devant eux, quelque chose qui paraissait être le pont-levis du château, et qui était peut-être l'avenir - ou le passé, ou bien encore les deux ensemble...

Publié dans Nantes

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Autoportrait au labyrinthe de miroirs

Publié le par Carole

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Je suis allée tout à l'heure me tirer le portrait dans le labyrinthe de miroirs que le plasticien Leandro Erlich vient d'installer dans le hall de l'Hôtel de Région pour distraire - mais de quoi ou de qui donc ? - les passants du Voyage à Nantes.
 
Je suis entrée hésitante, éblouie par la lumière crue des lampes, dans une étrange demeure sans fenêtres, mais aux portes innombrables et toujours ouvertes appelant à chercher, à continuer, à avancer un peu plus loin. J'ai parcouru une succession de chambres, ornées de miroirs profonds qui me parlaient de moi, et de rideaux d'épais velours qui m'invitaient à me cacher en eux. J'ai longé des couloirs étroits où de hauts tabourets me proposaient de m'asseoir face à mon reflet, pour être, en paix, enfin, quelque part face à moi-même. J'ai suivi une enfilade de cabines d'essayage où l'on pouvait en effet essayer son être à de multiples glaces, mais où nul crochet n'était prévu, aux murs de carton peint, pour déposer ses vieux habits avant d'enfiler sa peau neuve. Fantôme passager qu'entraînait mon image fuyante, j'ai hanté une maison de cinéma où tout n'était qu'illusion, pour un scénario qu'effaçait et que recommençait chaque pas, chaque geste.
 
J'ai pris plusieurs photos, et j'ai gardé celle-ci. En la vérifiant sur le petit écran de mon appareil, je me suis demandée laquelle de mois j'avais réussi à saisir ou à éviter. Et dans laquelle des chambres du palais des mirages je l'avais capturée - ou perdue.
A la sortie du labyrinthe, une jeune femme m'attendait pour m'expliquer le projet de l'artiste. Elle était si bavarde... Je lui ai raconté alors à mon tour qu'il y a, entre les boutiques du Passage Pommeraye, au pied de l'escalier de Lola où bifurquent les allées, de vieux miroirs qui murmurent, depuis bientôt deux siècles, de reflet en reflet, à ceux qui s'y regardent et s'y égarent, l'histoire réinventée par Leandro Erlich, et qu'ainsi il m'avait semblé avoir déjà parcouru bien des fois - Passage Pommeraye, ailleurs encore peut-être - l'étrange dispositif de l'artiste argentin.
La jeune femme a paru surprise et désappointée. J'avais cru faire l'éloge du plasticien, et j'avais, apparemment, commis une erreur, peut-être même une sorte de crime de lèse-avant-garde. Aimable Ariane, elle a voulu que je revienne avec elle au labyrinthe où, bavardant, dissertant, posant des mots savants sur les miroirs et les reflets, elle a refait avec moi un parcours qui avait perdu tout mystère.
 
En sortant je me suis sentie seule et mal à l'aise, dans le silence de l'immense esplanade où le soleil étirait mon ombre sur la pierre avec la même netteté que sur les tableaux de Chirico.
 
"Connais-toi toi-même", ordonnait l'oracle de Delphes qui ne parlait que par énigmes.
"Deviens ce que tu es", m'avait intimé Nietzsche.
"Essaie-toi", m'avait plus prudemment conseillé Montaigne.
"Ne crains pas d'être seule", m'avait expliqué quelqu'un d'autre, qui après tout était peut-être moi.

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Le jardinier et son pétale

Publié le par Carole

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"La blanche Ophélia flotte comme un grand lys
     Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles." 
(Arthur Rimbaud)
 
 
On vient d'installer au Jardin des plantes, pour l'été, ce grand "pétale" suspendu, taillé comme une fleur dans une étoffe claire aux nervures satinées et soyeuses - chair de lys et de magnolia.
De loin, les fils qui le retiennent se font presque invisibles, on croirait voir flotter au-dessus du sol le blanc fantôme d'une Ophélie rêveuse, heureuse enfin, déployant ses grands voiles aux étendues herbeuses du vieux jardin d'Eden.
 
Un jardinier travaillait tout à l'heure près du pétale. Tandis que l'un grattait durement la terre de son râteau, l'autre s'élançait et dansait dans le vent.
 
J'ai trouvé beau de les voir ainsi l'un près de l'autre : l'homme courbé travaillant au jardin, et le pétale léger.
 
Le poète et la rime rêvée.
Le musicien et la coda.
Le peintre et la dernière touche.
La jeune morte et sa romance.
La peine des hommes et le souvenir et l'espoir de l'Eden.
 
Le jardinier et son pétale.

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For ever

Publié le par Carole

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Dans la sombre rue de l'Ancienne-Monnaie, pour la courte saison du Voyage à Nantes, on a accroché, en hommage à Jacques Demy, ce beau drapeau qui flotte au vent.
"Demy for ever", dit-il sur fond d'hermines bretonnes et de couronnes ducales. "Demy for ever", dit-il sur fond de Peau d'âne et de rue triste. "Demy for ever".
Le vent joue avec l'étoffe légère à écrire d'autres mots, des phrases brèves qu'il efface aussitôt : "Demy  fever", " Deny for ever", "My fiddler", "Dey order" - cela veut dire beaucoup, ou rien du tout, qu'importe.
Quand on passe, et qu'on lève la tête, on voit marcher ensemble le ciel, les nuages, et l'âne gris qui broute aux vieilles fenêtres.
 
J'aime ce drapeau qui dit l'éternité de l'artiste avec le vent qui va et le tissu fragile, avec ce petit âne habillant d'ombre le grand corps lumineux de la beauté, avec ces mots qui remuent et frissonnent, et que chacun relit à sa façon.
J'aime ce drapeau, posé dans une rue grise et laide où l'on ne passe guère, et qui bientôt, terni et déchiré, s'effacera dans les tempêtes et les orages, mais qui nous dit pourtant, "for ever", de regarder là-haut.
 
"For ever", artistes qui travaillez pour nous, vous êtes les passants de nos vies, les brassées de nuages et les prairies d'azur croissant au-dessus de nos toits, les princes solitaires en robes d'âne et en habit de rien, allant comme le vent par les rues grises où nul ne songe à vous, à moins qu'il ne lève, parfois, la tête vers le ciel.
Vous êtes peu de chose, le temps vous malmène et disperse vos noms, pourtant vous vous tenez pour toujours au-dessus de nous quand nous marchons sans vous voir. For ever.

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Le distributeur de reflets

Publié le par Carole

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   Avez-vous remarqué que les distributeurs de billet sont presque toujours insérés dans des miroirs - de verre ou de métal - ?
   Cet après-midi-là, la voiture dorée, les mannequins, et cette femme inconnue s'en allant on ne sait où, élégante silhouette à peine visible sur la porte du magasin,  construisaient une sorte de tableau - presque une vanité moderne. Un tableau provisoire, instantané, comme tous ceux que nous offre la ville.

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Un stylite

Publié le par Carole

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- Statue de Louis XVI - Place Foch - Nantes - 
 
D'autres villes ont des statues de la Liberté, des statues de la Victoire, des statues de l'Avenir en chantant.
Nantes, seule, a sa statue de Louis XVI, sorte de Solon ventripotent perché sur sa longue colonne cannelée, obstinément tourné, dit-on, vers la Vendée, et, certainement, vers l'Océan.
 
Au sommet de sa longue colonne, il est à l'étroit comme un aigle égaré qui nicherait sur un perchoir de canari. On a beau écarquiller les yeux, on ne distingue ni son sourire indulgent, ni les boucles de sa perruque, ni son menton un peu fort sous le nez bourbonien. On le reconnaît pourtant, à son ventre qui bombe sous la tunique à l'antique, et à ce quelque chose d'un peu maladroit dans la silhouette qu'on lui a toujours vu, depuis la prise de la Bastille.
L'un de ses bras repose raide, comme paralysé d'arthrite, sur les plis de sa robe, l'autre tient un Rouleau qui doit être la Loi, ou la Paix, ou l'Ordre souverain du monde, scellé de pourpre ou de crotte de pigeon. Il a l'air d'un agent qui ne saurait pas faire la circulation, au milieu du carrefour. Et il regarde très loin devant lui.
Si loin qu'on se demande s'il a jamais pu voir autre chose que l'horizon qu'il fixe, et qui, d'en-bas, nous échappe tout à fait.
A-t-il vu fusiller les petits gars de 1830 ? A-t-il vu revenir les vaincus de 70, dans leurs capotes verdies de bronze ? A-t-il vu s'épanouir la grande usine Lu, en face ? et la Loire mise à mort, enterrée sous le sable, l'a-t-il veillée quand elle agonisait ? et les détenus que la Gestapo déchargeait près de lui, a-t-il tenté de son bras ankylosé un geste pour les protéger ? et les tracteurs de 68, a-t-il remarqué comme ils brillaient au soleil ?
Grand oiseau calme et obstiné, il a l'air de fixer, plus haut que nous, des lointains mornes, mais je crois que depuis longtemps ses yeux rongés d'usure ou de détresse ne voient plus rien de ce qu'il faudrait voir. Et il serre son Rouleau, d'autant plus fort, dans sa main souveraine.
Derrière lui la Grande Roue tourne lente et sûre, aux deux saisons de foire.
 
 
Venant de la rue Clemenceau, et  passant près d'un réverbère de l'angle du cours Saint-Pierre, je l'ai vu ainsi soudain, notre Louis XVI, un après-midi, en équilibriste étrange. Un nuage passait par là, offrant un fond plus clair au cercle gris du globe de verre, et à cette bougie qu'il enfermait comme une âme fragile.
Je me suis souvenue de ces globes royaux qu'on peut encore voir à Versailles, de ces mondes que le roi géographe faisait tourner en pleine Révolution, pour suivre les voyages et les tourments de La Pérouse, le doigt posé sur les mers et les îles lointaines, étrangement séductrices et cruelles, où le navigateur s'était égaré. 
Et puis j'ai pensé à ces moines stylites des premiers temps chrétiens, qui passaient leur vie, rêveusement perchés sur des colonnes, au plus près du ciel, s'efforçant de ne rien voir du monde d'en bas. On peut tenir ainsi longtemps, paraît-il, en équilibre - mais on finit toujours par retomber, emporté par le poids de la réalité.

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