nantes
réédition revue
Cadran solaire posé sur le sable - 2012 - Parc de la Beaujoire.
Alors que je photographiais le cadran solaire, dans le parc désert, par un jour gris d'automne où l'ombre trempée de pluie ne dessinait sur la pierre que l'heure unique de la nostalgie, un très vieil homme qui passait est venu me parler.
"Un beau parc, hein ? et un beau cadran solaire... Quand on est arrivés ici, y avait rien. On est là depuis 56. Rue Millau... on a fait construire en 55 !"
Il était seul mais disait "on" comme font ceux dont le couple a si longtemps vécu qu'ils ne peuvent plus se penser ni se désigner seuls.
"Rien du tout. Y avait rien.
Rien... et maintenant ! c'est beau... c'est si beau ..." Son bras balayait l'air bruineux, les arbres défeuillés, les tiges tronquées des rosiers et les chemins boueux, bien loin, jusqu'à des printemps bleus d'iris, des étés de roses suaves, des saisons de jeunesse qu'il voyait, là-bas, encore vivaces, immenses et débordantes.
"Oui, on est arrivés ici en 56..." Un petit chien que je n'avais pas aperçu courait autour de nous, joueur.
Le vieil homme m'a saluée, et je l'ai regardé s'en aller, silhouette voûtée noire et lente qui s'effaçait de brume, près du petit chien blanc.
- Rue de Feltre - 8 mars 2012 -
Le 8 mars, j'avais écrit ce petit texte, que j'avais intitulé "Quatre notes" (http://carole.chollet.over-blog.com/article-quatre-notes-101196393.html) :
"En remontant cet après-midi la rue de Feltre, j'avais le coeur léger. J'ai vu ces quatre notes ailées.
Vertes comme le mois de mars que célébraient les vitrines, ondulant sous le vent comme des voiles au loin, quatre doubles croches avaient posé soudain, dans le vacarme de la ville, la légère harmonie de leur rythme rapide, quatre petits drapeaux avaient planté, dans le fracas d'une rue commerçante, leur fragile désir de beauté.
Quatre coups de timbales au sacre du printemps.
Quatre coups de baguettes sur le tambour d'un dieu.
Quatre brins de fougères dans la forêt du jour.
Quatre graines germées dans le champ de l'espoir.
Quatre petites caravelles avançant de conserve en quête d'un nouveau monde.
Quatre notes échappées des grilles de la portée, qui avaient décidé d'aller dans l'autre sens.
On nettoiera bientôt ces graffitis, ou bien la pluie les lavera, le soleil les éteindra : c'est dans l'ordre et beaucoup s'en réjouiront.
Pourtant, il est bon de sentir qu'il suffit de si peu...
Qu'un enfant malicieux, qu'un étudiant rieur, chef d'orchestre de nos rêves enfouis, s'amuse à dessiner, avec un pochoir de carton, sur un mur terne, quelques notes colorées,
et aussitôt quelque chose en nous se met à chanter."
Puis j'avais cessé d'y penser... Et voilà qu'aujourd'hui j'ai vu que mes quatre notes étaient cinq maintenant à danser comme des feuilles sous la pluie d'octobre :
- Rue de Feltre, 19 octobre 2012 -
Cinq faînes envolées qui voguaient à tribord, cinq brindilles au vent qui s'égouttaient aux branches de la ville d'automne.
Et cette note neuve, toute jeune, encore frêle, cette petite cinquième qui était venue rebondir un peu trop bas, goutte de pluie trop bleue sur le pan de mur gris, cette note nouvelle, maladroite, rompant l'ordre de la portée, si décevante d'abord au milieu des autres, il m'a semblé qu'elle était finalement bien à sa place dans la mélodie. Il m'a même semblé qu'elle était, là, parmi ses soeurs ailées, comme le jeune élan volubile de la fantaisie - cette fleur née de rien qui s'enracine en tout, cette flammèche d'espérance, ce petit caillou rond jeté sans y penser sur le trottoir boueux, et qui sème, sans s'en soucier, un regard, une perle, un bijou de printemps, ou un bout de chanson, dans la foule qui va, dans l'hiver qui s'en vient.
"Voyons voir"... j'ai lu cela rue Belle-Image... et j'ai pensé : "Que voilà une expression qui me plaît !... voyons voir... voyons voir pourquoi..."
Il y a tant dans ce redoublement du verbe, dans ce bégaiement des mots qui tournent sur eux-mêmes et se regardent voir... la lenteur de celui qui réfléchit, qui va son petit bonhomme de chemin, la curiosité calme du passant qui fait tout doucement son parcours de vivant, en ouvrant bien les yeux, sans se presser... oui, on le voit - voyons voir... - ajuster ses lunettes, mettre ses mains en visière, s'approcher, tourner autour, passer devant, et puis derrière, s'éloigner, revenir, étudier, chercher l'angle juste, le pli profond ou l'étrange recoin.
Voyons voir... car il est si important de voir, et de savoir voir, en ce monde éphémère et tout bruissant d'images, de belles et de laides images, de plates et fortes images, et de tant de passages... alors on le dit deux fois plutôt qu'une, on laisse un peu traîner les mots, voyons voir... et tout en parlant on se penche pour observer les dessus, les dessous, les à côtés, les petits riens, les ombres et les bosses, les coins de lumière et les parties rouillées, toutes les faces de la chose ou de l'idée qu'on a ramassée, recueillie ou cherchée dans ce grand fouillis, et qu'on soupèse et qu'on palpe, et qu'on essaie, qu'on réessaie... voyons voir...
Voyons voir... et qui sait si nous ne verrons pas au bout du compte tout à fait autre chose que ce que nous avions d'abord cru voir ?... voyons voir... qui sait ce que nous réserve le monde, quand nous venons à lui d'un pas tranquille, quand nous nous approchons, que nous lui sourions, que nous faisons route lente avec lui, sans admiration, sans dégoût, sans effroi, juste comme ça, pour le plaisir, et que nous prononçons sans hâte, dans cet impératif qui ne donne pas d'ordre, mais rien qu'un peu d'élan, un conseil brave d'amitié, - ou qui peut-être est simplement une question qui s'ouvre : " Voyons voir... " ?
(capture d'écran - de piètre qualité - des pages 62 et 63 de la version numérisée du manuscrit de la Cité de Dieu - à retrouver en suivant ce lien : http://www1.arkhenum.fr/images/bm_nantes_ms/images/oeb/ms181/ )
Le manuscrit du XVe siècle, relié de velours rouge, tout semé d'or, bruissant de fleurs délicates, de bêtes allégoriques et de remparts dentelés, qui veille ici, dans une chambre forte de la bibliothèque municipale, n'est pas seulement l'un des plus beaux ouvrages enluminés du XVe siècle, il est aussi l'un des plus mystérieux. Il contient en effet un secret : l’une des pages, la soixante-deuxième, est vide.
Sur le parchemin transparaissent le texte et l'enluminure de la page précédente, et dans cette transparence s'annonce la splendeur colorée de la page suivante. Mais, au milieu de tout ce plein, la page 62 reste, elle, obstinément vide. C'est étrange, voyez-vous, car ces ouvrages anciens fuient par dessus tout le "blanc", et remplissent de mots et d'images tous les espaces. Les erreurs mêmes sont rebrodées et couvertes d'or fin, sur la tapisserie savante que trace chaque page, et toute brisure et tout silence se comblent de beauté, dans le travail patient des moines qui donnent à lire le monde dans tout son ordre et sa délicate harmonie.
Ainsi, ce vide surprenant de la page 62, cet espace silencieux laissé dans la Cité de Dieu, nous ne pouvons guère le comprendre que comme une décision des copistes de l'atelier - décision prise après une erreur peut-être, mais décision tout de même et choix délibéré.
Peut-être ont-ils voulu nous dire qu'il faut, pour que le monde soit vraiment parfait et divin, un petit pan d'incompréhensible imperfection et de parchemin rêche - comme il faut des gargouilles à la plus belle cathédrale. Ou bien peut-être, au contraire, en abandonnant cette page à sa rudesse de peau de bête, et notre esprit inquiet à ses interrogations humaines et sans réponses, ont-ils voulu imiter ces sculpteurs qui laissent dans les temples les plus raffinés un rang de pierre mal ébauchée pour que les hommes sachent que jamais leur ouvrage n'égalera celui de l'unique Créateur.
Je ne sais pas...
Mais je crois, je crois vraiment, que tous les livres devraient être semblables à ce manuscrit : bruissants et colorés en apparence, splendides et riches de leurs paroles accumulées, et pourtant renfermés au-dedans sur leur secret - sur cette page blanche au milieu des autres, cette page oubliée dans son coin de silence, pleine de mots qu'on ne voit pas, mais qui se tiennent prêts dans l'ombre à surgir bien plus tard avec leurs brassées de questions - comme un jardin d'hiver où les fleurs et les bêtes blanches, couchés dans leurs linceuls de brume, tracent d'un frisson d'aile les chemins inconnus des mondes à venir.
Deux fois par an, à la foire de printemps et à la foire d'automne, on la voit revenir sur le cours Saint-André. La grande roue tourne doucement, sans cesse, de la terre au ciel et du ciel à la terre, chargée de voyageurs qu'on devine sans les voir. Jamais elle ne s'arrête, il semble que son mécanisme compliqué ait le repos en horreur, et la nuit même, quand tous les visiteurs sont repartis, on la voit tourner et tourner encore, très lentement, presque imperceptiblement, comme un astre.
Et chaque année - cela ne peut qu'être exprès - elle revient se poser au même endroit, derrière la statue de Louis XVI.
C'est, comme à Londres, l'Oeil de la ville - ou plutôt, puisque nous sommes à Nantes, disons que c'est, de tous les yeux de la ville, le plus largement ouvert.
Il était tôt dans l'après-midi, les boutiques des forains ouvraient à peine.
On s'ennuyait un peu sur le Cours Saint-Pierre où se rassemblaient lentement des groupes de jeunes encore clairsemés.
Au comptoir de "Nougats Sucettes", j'ai vu cette jeune fille dont la robe tendre avait pris les belles couleurs acidulées des lettres de l'enseigne et les plis ronds du cornet de glace. Tout cela était solide et sucré, calme et fraîchement installé dans le bonheur de vivre - comme la douce gourmandise au coeur de nos désirs.
Sous ce balcon très nantais, très dix-huitième siècle français, de la vieille place du Bouffay, le mot Indochine rappelait aux passants cette évidence passée depuis longtemps en proverbe : le monde est petit. Très petit, très vieux, et très fatigué aussi. Sur le rideau de fer qu'on avait tiré pour la nuit, il avançait lourdement, étrange animal, au maillot bleu d'océan rayé de latitudes et de longitudes, percé de continents étroits comme des hublots, d'où émergeaient une foule de têtes et de regards globuleux, une jambe, une trompe d'éléphant, un petit poisson dans le bec d'un canard, une corne de brume, une cheminée de paquebot, même un nez gogolien, un index tatoué cherchant une dernière page à tourner, et un roi prisonnier derrière des barreaux- sic transit gloria mundi. Une souris verte que ces messieurs d'en-haut avaient laissé tomber dans le vide courait derrière l'étonnant charroi, espérant, absurdement, remonter à bord.
Pauvre hère, bête de somme surchargée, brinquebalante et affolée, épuisée. Ventre rond trop fécond, sans fin distendu et transpercé par ses enfants. Avançant pourtant, en mère Courage qui ne sait que continuer, sous son fardeau désordonné.
Elle est bien petite, elle est bien lasse, cette planète, lourde de tant de vies, de milliards de vies qui se ressemblent, qui se rassemblent, qui se bousculent, qui se rejoignent toutes et qui pourtant s'agitent en solitaires, vides et avides, au risque de crever la bête qui les porte.
Elle trotte comme elle peut, pauvre bête, bleue comme une orange abîmée, comme un rêve trop mûr, dans la nuit gris de fer, sonnant parfois l'alarme, sans qu'on l'entende, sur sa corne de brume.
A petits pas dans l'univers, avançant toujours malgré tout, vaillante, dans le grand vacarme de son corps fatigué.
"Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent."
(La Bruyère)
J'ai repensé à La Bruyère quand j'ai vu sur le mur cet immense pantin boulonné. Loup débonnaire malgré sa patte blanche, et si bien installé dans la bergerie sombre qu'il en portait chaque fenêtre en boutonnière.
"Find an empty place and paint it", disait ce bavard dans sa bulle.
Ce n'était pas un défi, juste un conseil d'ami. Le mur était un palimpseste, et le loup n'avait pas lu La Bruyère.
Il ne nous demandait pas d'effacer les dessins précédents pour laisser place aux nôtres. Non, juste de trouver parmi eux une place libre, un emplacement neuf. Et il avait confiance, il savait bien qu'on trouverait.
Car on trouve toujours. Non, jamais il ne pourra se faire qu'il n'y ait plus de place, plus rien à dire, plus rien à écrire, plus rien à peindre, plus rien à inventer.
Et, sur les pages anciennes, si toujours on découvre une ligne où écrire, un petit coin où peindre, c'est que ceux qui les ont écrites et peintes ne les ont écrites et peintes, comme ce loup très sage, que pour nous dire bien fort : "Find an empty place...".
Sur chaque mot vraiment plein s'ouvre une place vide dont un auteur nouveau fera phrase.
Sur chaque fresque vraiment achevée s'ouvre un mur fraîchement préparé a fresco dont un peintre nouveau fera oeuvre.
Depuis sept mille ans et bien davantage qu'il y a des hommes et qui pensent, tout ce qui a été dit et bien dit ne l'a été que pour que d'autres parlent à leur tour et le redisent tout autrement.
C'est le propre de l'art et de la pensée, qu'ils enfantent sans fin, et que, de tant de millions d'enfants qui leur naissent, aucun, jamais, ne pourra naître trop tard.
Mais voilà, tout est là, et ce n'est pas si simple : Find an empty place, and paint it !
"J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse. " (Arthur Rimbaud)
Devant moi, un clochard aux pieds nus titubait dans la foule. C'était rue Crébillon, en descendant la pente. J'ai levé les yeux pour ne plus voir ce malheureux, déjà tombé à terre, et j'ai aperçu ses chaussures. Elles pendaient sur le fil comme guenilles noires oubliées sous la pluie, guirlandes de misère aux branches du crachin.
On en voit beaucoup, en ce moment, à Nantes, de ces chaussures pendues aux fils qui traversent les rues.
La nuit, je crois, errent au ciel chagrin d'ici d'étranges funambules.
Ils grimpent en rêve sur les murs et les toits, abandonnent là-haut leurs semelles terrestres, encore toutes crottées de la boue des jours ternes. Puis ils s'en vont, dans l'ombre où grandissent les songes, visiter dans l'ivresse le Passage des astres et les panoramas des vieilles lunes, aux angles miroitants des couloirs de la nuit.
Chaque matin de pluie les voit s'en revenir, vagabonds déchaussés maladroits qui glissent dans la boue. Tandis que là-haut, sous le ciel frissonnant déshabillé de ses étoiles, dans le vent froid et nu, leurs souliers pendus se balancent - noirs croquenots crochetés à l'hameçon des rois pêcheurs usés, vieilles baskets de sept lieues, chaussons de Nijnsky jetés au vent parmi les cendres.
Car nos corps sont d'os lourds, et nos vies sont de rouille, en cet âge de fer. Nous retombons toujours au sol, un peu plus lourds seulement d'avoir rêvé que nous volions.
J'ai été surprise, hier soir, alors que je rentrais, à la nuit tombante, par le quai de la Fosse, d'y rencontrer le Belem.
Je ne savais pas qu'il était revenu à Nantes.
Face au port délaissé transformé en musée, avec ses grues Titan figées et ses anneaux lumineux immobiles, il dressait haut ses trois beaux mâts tremblants, comme des troncs vivants dans la forêt du temps.
La Loire s'en allait de nouveau vers la mer, toute chargée d'appels et de voiles, l'île Mabon depuis longtemps noyée s'endormait comme avant parmi ses haies plantées d'oiseaux, et, sur les hauts cordages des navires descendant le flot, on avait retendu la toile grise des vieux jours disparus.
J'ai laissé l'ombre du Belem glisser vers moi qui me tenais sur le quai du tramway, dans le vacarme des automobiles - j'ai entendu, distinctement, le cri aigu de la vigie et le lent grincement du gouvernail dans le claquement des voiles et le tintement des mâts.
Il erre de port en port, ce Belem, comme un vaisseau-fantôme, tout autour de la terre, mais partout où il passe on l'attend, et, partout, c'est bien vivant qu'il entre, reprenant aussitôt dans les ports évanouis, bétonnés, transformés, la place qui n'a jamais cessé d'être la sienne.
D'où vient que le gréement des antiques vaisseaux soit encore si haut dressé dans nos vies de modernes qui n'allons plus au loin qu'en avion ?
D'où vient qu'en nous tant de vies disparues que nous n'avons jamais connues se pressent encore, que nous continuions à voir le monde avec les yeux des marins naufragés, des soldats morts, des chasseurs affamés, des paysans épuisés, des maçons oubliés d'une histoire révolue ?
D'où vient qu'être au monde, ce soit être dans tant de mondes qu'on ne peut vivre qu'errant, glissant d'un port à un autre, une vieille malle à la main, cherchant sa route sur des cartes jaunies semées d'îles englouties ?