nantes
Cet oeil grand ouvert sur la ville, qui opacifie une fenêtre de la rue de Feltre, m'a émerveillée. Fermé sur l'intérieur de l'immeuble et la vie qui s'y cache, avidement ouvert sur l'extérieur - rayonnant et pourtant fardé, il est vraiment humain.
Avant de venir à Nantes, je n'avais jamais vu une ville aussi peuplée de visages. Quand nous passons, elle nous regarde de tous ses yeux.
Nantes - Jardin des Plantes - Statue dite de la "femme qui tient son enfant dans les bras"
Au Jardin, une statue de femme se mire dans l'eau d'un bassin bordé d'iris.
Elle tient dans ses bras un enfant.
Mais elle a oublié, entièrement oublié cet enfant, qui va tomber peut-être, et se noyer, disparaître, on le pressent, sous la poussée de l'amour tout-puissant qui l'a chassé du coeur fasciné de sa mère. Penchée sur l'eau, dans l'admiration de sa propre beauté, la femme reste là, figée, mère indigne, disparue à tout. Merveilleuse amoureuse passionnée d'elle-même : Narcisse.
La femme Narcisse était assise dans le tramway l'autre jour. C'était elle, ma statue, une jeune fille cette fois, qui tenait un miroir de poche. Indifférente à tout, ne voyant personne autour d'elle, saisie par sa propre beauté au miroir, elle rectifiait une mèche, corrigeait le cerne noir de ses yeux, lissait ses joues de poudre tendre, repeignait ses lèvres en rose, avec un soin fascinant, une passion touchante. Cela dura tout le temps de son trajet, dans le tramway cahotant et bondé, jusqu'au terminus. Penchée sur son image, immobile et morte au monde, elle était absorbée dans l'amour d'elle-même avec tant de force et de certitude que la regarder était aussi bouleversant que de rencontrer un couple de vrais amoureux, main dans la main. Car Narcisse s'aime d'un amour pur, absolu, parfait, qui vaut tous les amours.
Les Fables sont écrites partout dans la Ville, au Jardin comme sur les sièges durs du tramway. Elles sont si anciennes. Bien décidées à ne jamais disparaître, à renaître toujours, partout, toujours nouvelles, inscrites dans les pierres sculptées, vivantes dans ces pierres vives que sont les hommes. Dans sa grande rumeur bavarde d'humanité, la Ville est la plus remarquable, la plus prodigue des fabulistes. - Un livre inépuisable.
"Les yeux de Robert Desnos. Je les revois... profondément glauques sous un ciel plombé... Océan à la calme surface duquel flotteraient des algues et fleuriraient des huîtres butinées par un essaim d'étoiles." (Claude Cahun)
Les yeux de la photographe Claude Cahun se sont posés sur moi.
C'était au parc de Procé où Violaine Dejoie-Robin les a dessinés sur un filet de pêcheur, puis cousus comme un canevas, à gros points bleus de nuit roussis d'algues et d'étoiles.
Sur l'eau calme d'un minuscule étang, Claude Cahun ouvrait des yeux sombres et profonds, semblables à ces taches de Rohrschach où se lisent tous les maux d'une âme. Le vent très vif faisait palpiter comme un rideau de scène le clair tissu de son regard. Et dans le vaste filet de ces yeux qui avaient photographié ceux de Robert Desnos, venaient se prendre, indécises civelles, tous les reflets, toutes les ombres du vieux parc.
J'ai toujours aimé Claude Cahun, cet être tourmenté dont les autoportraits innombrables ont multiplié l'image incertaine.
Femme qui voulait vivre en homme et prit ce nom de Claude.
Provinciale qui ne voulait être d'aucun lieu et mourut sur une île.
Artiste de toutes les illusions qui ne savait à laquelle vouer son âme au diable.
Soldat sans nom de toutes les révoltes qui se donna si fièrement le nom du vieux Caïn.
Nièce de Marcel Schwob quand il s'embarqua vers les Samoa comme on va vers la mort.
Non loin de ce coin de parc où elle ouvrait dans la pénombre ses prunelles marines où passait tout le ciel, j'ai remarqué un arbre. Un vieux chêne à l'écorce soufflée comme un noeud de racines, qui avait de grands beaux yeux de bois, brillants et clairs comme la peau nue d'un crâne, partout où pour le tailler on avait porté autrefois la hache.
Tant de regards si purs, si lointains et si drus, tant de regards voyants sont nés de profondes blessures.
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Pour prolonger :
http://www.up.univ-nantes.fr/1330417191707/0/fiche___actualite/&RH=1228238620935
http://nantes-actu.info/content/claude-cahun-cette-grande-po%C3%A9tesse-de-louest
http://www.jeudepaume.org/index.php?page=article&idArt=1397&lieu=1
http://carpewebem.fr/retrospective-claude-cahun-au-jeu-de-paume/
"Nantes, d'où peuvent encore me venir des amis, Nantes où j'ai aimé un parc : le parc de Procé." (André Breton, Nadja)
"La Beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas." (André Breton, Nadja, derniers mots)
Le regard d'André Breton, je l'ai croisé un peu plus loin, sous le pin gigantesque qui couronne l'immense pelouse couverte de pâquerettes...
Promeneur de Procé, Violaine Dejoie t'avait convié, toi aussi. Et tes yeux découpés en feuilles de fougère, ouverts aux aurores et aux vents comme ceux de Nadja, s'étaient posés à leur tour sur le filet du pêcheur, pour tisser - trame de lumière sur chaîne d'ombre - la tapisserie légère qui orne cette saison les murs de ciel et d'arbres du vieux parc que tu as aimé
Dans l'obscurité où se tiennent sévèrement les grands hommes, dans la pénombre qui fige après leur mort les imprudents auteurs de manifestes, ton regard agité par la brise de mai s'ouvrait tout pensif sur la joie insouciante d'un après-midi de soleil.
Ce n'était certes pas Nadja, encore moins l'Amour fou, que lisait, devant toi, la jeune fille couchée dans l'herbe, c'était seulement un roman de Marc Lévy.
Mais toi, le dieu sévère, tu ne t'es pas emporté, tu ne t'es pas même offusqué. Il me semble même que j'ai vu luire, au fond de tes prunelles où battait comme un coeur d'homme l'aile de colombe de l'espoir immense, un bon sourire de printemps et de brise douce.
Toi, le pape redouté des surréalistes, dans ce parc heureux empli d'enfants et de flâneurs du dimanche, je t'ai vu poser tes yeux, avec indulgence, pour la première fois, sur le monde réel - celui où la beauté est si rarement convulsive, et où pourtant elle est.
Je te salue, regard d'André Breton enfin devenu lui-même.
C'était l'un des plus modestes étals parmi ces humbles stands que tiennent, sur le pavé et sous la pluie, les vendeurs africains du square La Pérouse.
Près des chèches très ordinaires accrochés aux poteaux rouillés, devant les sacs et les porte-monnaie de cuir, un bel oiseau soyeux s'était posé tout doucement sur une barre de fer, comme sur une branche. Dans ce jour gris de mauvais temps, le vent gonflait son aile de coton. Et devant lui il regardait, de son oeil doux comme la nostalgie, on ne savait quoi de beau, de vif et de déjà enfui, qu'il aurait voulu embrasser de son bec.
Oiseau d'ici venu de loin, oiseau d'ailleurs et de toujours, enfant léger et coloré d'une forêt de feuilles, passant du ciel et des nuages, assoiffé de toute rivière.
Oiseau dont les pattes sont comme des brindilles, dont le ventre est comme un fruit mûr, dont l'aile est comme un automne, et dont l'oeil est la goutte froidie de pluie où dansent les reflets des soleils disparus.
Oiseau veillant sur le granit et le ciment, oiseau niché dans la rouille et dans la misère.
Oiseau qui ne chante plus, oiseau attendant sans rien dire l'heure de l'envol immense.
Oiseau migrateur, oiseau migrant, toi qui n'as cessé de croire au ciel, à quoi rêves-tu comme un homme dans cette ville grise ?
Nantes - rue de Verdun
Il jouait du violon dans la rue, juste devant l'immense vitrine de "chez Decré" - comme on dit ici à Nantes pour les Galeries Lafayette.
Il jouait l'une des Danses hongroises de Brahms, et même il la jouait plutôt bien. Pas du tout comme un mendiant des rues, mais comme quelqu'un qui aurait longuement appris le violon, puis qui aurait un peu oublié, qui s'y serait remis sur le tard.
Quel coup dur l'avait jeté là, dans la rue, avec son violon ?
On en voit de plus en plus, de ces gens plus tout jeunes, qui viennent avec un instrument tenter leur chance dans le vacarme de la ville, et à qui on jette, parfois, une pièce en passant.
Je l'écoutais... un tempo un peu lent, peut-être... mais, tout de même, une assez belle interprétation... Puis j'ai vu ce vieux dans le reflet de la vitrine, qui s'avançait en fouillant ses poches. J'ai entendu la pièce sauter sur le pavé en cliquetant. Et je me suis souvenue.
De tout.
Du jour où, enfant encore hésitant, il avait joué pour la première fois sur son violon.
Des rêves qu'il avait faits, ensuite, quand il était au conservatoire, et qu'il s'entraînait, chaque soir, plusieurs heures, après le lycée, devant la glace de l'armoire, dans sa chambre.
Des longues, si longues conversations qu'il avait eues avec son double, le grand soliste invité sur toutes les scènes du monde.
Des applaudissements inouïs qu'il avait reçus de ce public fabuleux qui l'avait acclamé, qui l'avait bissé, des milliers de fois, en toutes les langues du monde, devant son reflet ébloui.
Et puis de l'échec au dernier concours.
Du violon rangé dans son étui sur une étagère de l'armoire, derrière le miroir terni, avec les partitions du virtuose et les applaudissements du public de New York.
Du travail sans honneur, sans bonheur dans la petite entreprise qui l'avait embauché comme comptable ou magasinier.
Des années ternes.
De la première fois où le vieux s'était approché, sans rien dire, dans la petite glace embuée de la salle de bain, avec son chapeau de feutre gris, sa barbe grise, sa peau grise, ses yeux gris, son fin sourire tout gris.
De l'habitude qu'ils avaient prise peu à peu, tous les deux, de converser sans bruit, de parler de tout - d'avant, de l'échec, des jours gris.
De la façon dont le vieux hochait toujours la tête, en le regardant de ses yeux de plus en plus pâles, de plus en plus fatigués.
Des soucis.
Des mots embarrassés qu'on avait eus pour lui faire comprendre qu'il n'avait plus le profil des emplois auxquels il postulait, avec ses cheveux grisonnants et ses poches sous les yeux.
Du jour où l'argent avait tellement manqué qu'il s'était décidé.
Il avait marché un moment rue de Verdun, avec le violon. Il avait remarqué, assis à la terrasse du "Pilori", le café de la petite place, au bout, le vieux qui avait l'air d'attendre, tout seul. Il lui avait fait un petit signe.
Et puis, sans bien savoir pourquoi, il s'était installé là, tout près, devant la vitrine de "Chez Decré", il avait sorti le violon de l'étui, il avait placé une pièce de cinquante centimes qui avait brillé d'un éclat inattendu sur la suédine grise, et il avait commencé à jouer, tournant le dos à son reflet tellement plus grand que lui.
Au Jardin des Plantes
où l'on avance comme en poésie,
sur les chemins tournants de l'analogie,
qui entraînent nos pas rêveurs.
Au Jardin des Plantes vit et prospère une famille que je connais bien, pour l'avoir rencontrée souvent, en promenade dans mon propre jardin, et dans tant d'autres lieux qu'elle fréquente à ses moments perdus : vous la connaissez sans doute un peu vous aussi : c'est la famille Carex.
Ils y sont tous, ou presque, je crois, au Jardin des Plantes, ces Carex. Ils vivent là dans de petits logements de ciment, derrière leur panonceau propret de plastique - rangés comme au cimetière, et pourtant si vivants, si coriaces.
C'est une grande famille, savez-vous...de la branche des Cyperacées, par les Monocotylédones, rien de moins. Une grande et vaste famille qui compte parmi ses membres le jeune et chlorotique Carex pâlissant, le malheureux Carex penché, le vieux Carex courbé et le douteux Carex vésiculeux, mais aussi le Carex lisse, le sévère Carex noir et le noble Carex élevé.
Comme dans toutes les familles, on déplore de criantes inégalités : ainsi le Carex appauvri cousine amèrement avec le Carex luisant, bien plus fortuné ; quant au pauvre Carex écarté, qu'on n'invite jamais, son sort n'est guère plus enviable, vous l'avouerez, que celui du Carex puce, qui brocante sur les marchés. On compte parmi ces Carex, je crois, tous les caractères qu'identifia jadis Théophraste, le vieux naturaliste : les hypocondriaques, comme le Carex à pilules ; les hésitants, les velléitaires, les tourmentés, comme le Carex divisé. J'en connais d' irascibles, aussi, de ces Carex : le Carex hérissé, par exemple, qu'un rien fait se dresser sur ses ergots. Il y en a qui vous tiennent la dragée haute, comme ce Carex pointu ou ce terrible Carex terminé en bec - des gens très durs, ceux-là, très coupants en paroles, qui tiennent du reste de leurs ancêtres, puisque les Carex sont issus lointainement d'une gens Caro, ainsi surnommée à Rome, dit-on, pour son côté tranchant. Et puis, c'est inévitable, certains ont les dents longues : tel ce Carex des renards. D'autres fanfaronnent un peu, mais ces prétentieux-là sont vite remis à leur place : voyez ce Carex presque en queue de renard, hirsute et défraîchi...
Une grande famille, cette famille Carex, et si humaine, au fond.
"Parmi les innombrables gestes d'actionnement, d'introduction de pièces, etc., le déclic de l'appareil-photo est un de ceux qui ont eu le plus de conséquences. Une pression du doigt suffisait pour conserver l'événement pour un temps illimité. l'appareil conférait à l'instant une sorte de choc posthume." (Walter Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens.)
Je traversais le Jardin des Plantes, enfin rouvert ce matin après des jours de pluie battante et de grand vent.
Seuls quelques promeneurs âgés et solitaires, mélancoliques passagers des mauvais jours, s'aventuraient par les allées boueuses.
Sur les pelouses qu'on ne pouvait plus tondre s'étiraient de larges flaques de pâquerettes écumeuses, et les fleurs déployées des parterres se séchaient lentement aux parfums oubliés du printemps.
Tout d'un coup, je me suis trouvée face à face avec les yeux de John Lennon, dont un inconnu avait imprimé et découpé la photographie, pour la coller sur ce petit compteur électrique, près de l'acacia à bois dur.
Il est extraordinaire que tant de passants fantaisistes s'amusent à décorer ainsi la ville d'images fugitives, bandes de papier, peintures au tampon, fresques périsssables. C'est pour moi un constant enchantement.
Mais ces yeux de John Lennon, comment se fait-il que j'aie pu les reconnaître immédiatement, arrachés au visage, sur ce bout de papier mal imprimé ? Je n'ai jamais particulièrement pensé à John Lennon, je ne connais que quelques unes de ses chansons, je ne sais à peu près rien de lui, et pourtant, traversant ce parc, il me suffit d'apercevoir ces yeux, et je SAIS, en un instant je SAIS, que CE SONT les yeux de John Lennon. Ces verres épais et ronds, ces deux yeux légèrement dissymétriques, je n'ai aucun doute, je les CONNAIS. Et je les connais parce qu'ils ont été tant de fois reproduits, et que je les ai tant de fois rencontrés, qu'ils se sont, en quelque sorte, inscrits au fond de mes propres yeux.
Le petit Andy Warhol nantais qui a reproduit à son tour cette image tant de fois reproduite, pour la découper et pour la coller sur un compteur, au milieu du Jardin, a peut-être eu une toute autre intention, mais le fait est là : il a mis en évidence, en la photocopiant et en l'apposant sur un compteur lui-même répandu à des milliers d'exemplaires dans la ville, la reproductibilité inhérente à cette image, telle que nous la connaissons tous.
Walter Benjamin a parlé en 1939 de "l'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique".
Il faut aller plus loin aujourd'hui : l'art ne peut déjà plus être considéré hors de cette capacité même à la reproductibilité, c'est la conscience de la reproductibilité des oeuvres qui fonde et nourrit désormais intégralement l'univers et l'inspiration des artistes.
"Imagine all the people
Sharing all the world."
John aux yeux si troublants et si purs derrière tes lunettes de myope, ce n'est peut-être pas ainsi que tu voyais les choses...
Dans les grandes allées virtuelles de nos vies sont désormais accrochées des icônes nouvelles - déjà si vieilles pourtant, et presque toutes en noir et blanc : Marilyn, Gandhi, Einstein, Mickey, Che Guevara, Steve Jobs, John Lennon - et tant d'autres... Comme ceux des saints d'autrefois, leurs visages sont partout, au bord des sept milliards de chemins qui s'égarent maintenant en ce monde...
Images sans fin reproduites sur les cartes de la mémoire, sans cesse rebattues par les médias, et par là devenues, quoi qu'on pense de ceux qu'elles nous montrent, - ou, peut-être, plutôt, quoi qu'on en ignore -, les portraits souriants de familiers, de parents que nous aurions tous en commun.
Et c'est de posséder ensemble et de partager ces images évidées de leur sens qui nous fait, aujourd'hui, tous, dans le monde entier, membres d'une même église. Pensée douce comme un choral de Bach, joué pendant une grand-messe audiovisuelle, sur les grandes orgues de l'électronique.
Nos vies, pour le meilleur et pour le pire, pour leur plus grand bonheur et leur plus grand péril, sont bel et bien entrées, tout entières, dans l'ère de la reproductibilité technique.
Je suis repassée tout à l'heure au Jardin : les yeux de John Lennon gisaient à terre déchirés et souillés, lunettes écrasées, délavées - une simple photocopie en effet, un bout de papier sans valeur et fragile, presque aussitôt arraché et jeté par les jardiniers. Cela aussi, ai-je pensé, mon Andy Warhol nantais le savait, et l'avait admis, et l'avait désiré.
A l'heure de la reproductibilité mécanique de l'oeuvre d'art et des pensées, rien ne peut avoir plus de prix que la beauté de l'instant, la séduction du précaire, de ce presque rien qui ne se reproduira jamais et qui est nôtre.
Indéfectiblement, fugitivement nôtre.
Et nos yeux, derrière les lunettes de la poésie, de la chanson ou de l'appareil-photo, s'ouvrant chaque matin sur un monde toujours neuf.
Je les avais remarqués, tristement assis tous les deux sur un banc du parc. Ils se tenaient la main sans parler. Il y avait dans leur mélancolie ce je ne sais quoi qui signe les séparations, les grands deuils.
Alors quand, photographiant, sans conviction, un peu plus loin, les reflets de l'automne sur un petit étang , je les ai vus s'approcher de la rive, puis se serrer brièvement l'un contre l'autre, je n'ai pas pu m'empêcher d'appuyer sur le déclencheur.
J'ai appelé la photo "L'Adieu". De cet amour peut-être aujourd'hui ne reste-t-il que cette image trouble où la lumière se mêle à l'ombre, et les fleurs éclatantes aux silhouettes grises et brouillées des amants.
J'ai lu dans je ne sais quel magazine local l'histoire d'une pendule, achetée pour meubler une des vieilles maisons penchées de l'Ile Feydeau, qui ne voulait marcher que chez l'horloger. Une fois dans la maison, emportée par la pente comme par une vague, bercée par le roulis du grand navire de pierre, se réglant comme un astre sur le vieil océan, immanquablement elle s'arrêtait et s’obstinait à marquer une heure trente.
Sur la pente de la rue de Feltre, au front de ce bâtiment qui abrita longtemps une patinoire, et semble désormais une gare étrange, sans voies ni trains, posée dans la rue comme un tableau de Paul Delvaux, une autre pendule, énorme, aussi grande ouverte qu'un oeil de cyclope, marque aux passants cette même heure unique et immobile.
Dans cette ville ignorante des lois de la perspective, dans cette ville de guingois aux lignes entrecroisées comme des fils d'araignée, il arrive souvent que le temps, suivant son penchant éternel, s'échappe de son lit.
Ici, au pied de la Tour, c’est d’une tranquille évidence.