Hôtel
Je viens de descendre du tram, et je prends la rue Lapérouse – c'est une rue que j'aime emprunter, toujours j'y rêve un peu à ce beau nom de Lapérouse, qui nous mène si loin.
— Madame, s'il vous plaît...
La femme qui m'a abordée traîne une énorme valise à roulettes sur laquelle on peut lire "Marseille".
— Madame...
J'ai eu tort de ne pas accélérer à temps.
Elle n'articule pas nettement, comme si les mots sortaient malgré elle de sa bouche. Je sais déjà qu'elle ne va pas me demander son chemin, mais qu'elle va me demander de l'argent – ce qui, au fond, pourrait bien, dans son cas, être la même chose.
— ...est-ce que vous auriez une ou deux pièces...? pour que j'aille au café...
Touchée. Je sors mon porte-monnaie, je commence à fouiller. J'ai encore un billet. Une pièce de deux euros, une pièce d'un euro, quelques ronds de cuivre. Et un peu de cette pitié que j'ai toujours quand je viens de descendre du tram, et que la ville use si vite, ensuite. J'hésite et elle le sent. Elle continue à parler... elle a compris qu'il lui fallait parler, pour me rapprocher d'elle.
— ... c'est parce qu'il fait froid.
C'est vrai qu'il fait froid. Vraiment très froid.
Je choisis finalement la pièce de deux euros et celle d'un euro.
Trois euros c'est déjà bien on ne peut pas donner à tous les mendiants n'est-ce pas on coulerait avec eux à la fin d'ailleurs je ne m'appelle pas saint Martin peut-être même qu'elle se moque de moi j'ai besoin de garder un peu de monnaie après tout elle n'a qu'à...
— Vous passez la journée dans la rue ? Toute la journée ?
— C'est ça, oui... toute la journée... la nuit, souvent, je peux aller dans un foyer.
J'aimerais tant maintenant mettre les voiles... Il fait si froid quel froid. Je lui souhaite bonne chance pour la nuit. Car elle a dit "souvent"... Mais au moins je lui ai donné quelque chose. Elle ira au café. C'est un début. Alors bonne chance pour la suite !
— Oh, souhaitez-moi seulement d'en trouver davantage... Quand la quête est bonne, je peux prendre un hôtel, des fois...
Là, bien sûr, j'ai honte. Ce mot "quête" qu'elle a employé, c'est troublant. Et le mot "hôtel" lui-même... ne vient-il pas de ce mot qui a donné "hôpital" et "hospitalité " ?... Cependant je n'ose pas ajouter le billet. Ce serait reconnaître que mes trois euros étaient bien mesquins finalement. Du reste ce ne serait toujours pas suffisant.
D'ailleurs, est-ce à moi de... ? Après tout, elle peut... n'a qu'à n'a qu'à... Et puis, ne faut-il pas s'endurcir pour supporter ce monde où nous vivons, se protéger de la pitié qui nous mènerait si loin, si loin, que nous pourrions nous aussi nous noyer, engloutis ? En outre, cette insistance sur l'hôtel... La femme est jolie, n'est-ce pas, presque élégante...
— ... on ne peut parler à personne... quand on est déprimée, à l'hôtel, on peut dormir, on peut parler...
J'ai hâte de m'en aller maintenant, je glisse quelques généralités sur les dossiers HLM, sur les assistantes sociales...
— Oh, j'ai tout fait, j'y vais chaque semaine. Il y a tellement de gens qui demandent... Ma vie a pas toujours été comme ça, vous savez. Je travaillais, à Marseille, j'étais bien. Mais c'est la maladie, le cancer. Chaque semaine je descends une marche...
Mais moi... non, je ne peux rien pour elle, non, je ne connais personne.
Je reprends ma route. Dans mon dos, j'entends la grosse valise rouler sur le trottoir. De moins en moins fort.
Et c'est comme si la femme, véritablement, s'effaçait derrière moi.
A mon grand soulagement, je vogue de nouveau, rue Lapérouse, vers... mais vers quoi ?
Plus loin, cours des cinquante otages, un mendiant s'est assis dans le froid, recroquevillé sur sa souffrance au milieu de ses sacs. Sur l'un d'eux, on distingue ces mots : "La Vie". Je connais ce sac qui proclame partout que "Jamais la vie n'a été aussi bien remplie", et que tant de mendiants de la ville traînent avec eux. Il doit y avoir quelque part un plaisantin qui le leur distribue.
A lui aussi je pourrais donner mes dix euros. Je pourrais même donner bien plus... il y a tant de "distributeurs", au centre-ville. Je suis sûre qu'il se plairait bien, lui aussi, cette nuit, à l'hôtel. Il fait si froid, de plus en plus froid. J'ai compris que c'était un rivage, cet hôtel, une île au loin de bonheur tiède, l'atoll inaccessible du paradis céleste, pour ceux que le bourreau hiver serre dans ses brodequins de glace.
Pourtant je passe, comme tous les autres, regardant devant moi, un peu raide, visage figé, menton droit, comme si j'étais trop absorbée pour remarquer... C'est une façon de marcher qui nous fait ressembler à d'étranges marionnettes – la "danse robot" que nous avons tous appris, n'est-ce pas, à danser dans les villes, depuis tant d'années que nos rues se remplissent de misère.
Nous nous étonnons quelquefois que les passants d'autrefois aient pu vaquer sans frémir à leurs occupations devant des piloris et des gibets.
Mais nous sommes semblables à eux.
Habitués.
Ce n'est pas vraiment notre faute. On nous a habitués. Qui donc ? Il y a si longtemps, qu'on ne s'en souvient plus, qu'on n'y pense jamais.
Nos descendants, c'est certain, nous diront barbares et cruels. Et ils auront raison.
Et ce ne sera pourtant, sans doute, que parce qu'eux-mêmes seront devenus autrement barbares, autrement cruels.
Pas leur faute non plus.
Mais voilà.