Un violoniste

Des longues, si longues conversations qu'il avait eues avec son double, le grand soliste invité sur toutes les scènes du monde. Des applaudissements inouïs qu'il avait reçus de ce public fabuleux qui l'avait acclamé, qui l'avait bissé, des milliers de fois, en toutes les langues du monde, devant son reflet ébloui. Et puis de l'échec au dernier concours. Du violon rangé dans son étui sur une étagère de l'armoire, derrière le miroir terni, avec les partitions du virtuose et les applaudissements du public de New York. Du travail sans honneur, sans bonheur dans la petite entreprise qui l'avait embauché comme comptable ou magasinier. Des années ternes. De la première fois où le vieux s'était approché, sans rien dire, dans la petite glace embuée de la salle de bain, avec son chapeau de feutre gris, sa barbe grise, sa peau grise, ses yeux gris, son fin sourire tout gris. De l'habitude qu'ils avaient prise peu à peu, tous les deux, de converser sans bruit, de parler de tout - d'avant, de l'échec, des jours gris. De la façon dont le vieux hochait toujours la tête, en le regardant de ses yeux de plus en plus pâles, de plus en plus fatigués. Des soucis. Des mots embarrassés qu'on avait eus pour lui faire comprendre qu'il n'avait plus le profil des emplois auxquels il postulait, avec ses cheveux grisonnants et ses poches sous les yeux. Du jour où l'argent avait tellement manqué qu'il s'était décidé. Il avait marché un moment rue de Verdun, avec le violon. Il avait remarqué, assis à la terrasse du "Pilori", le café de la petite place, au bout, le vieux qui avait l'air d'attendre, tout seul. Il lui avait fait un petit signe. Et puis, sans bien savoir pourquoi, il s'était installé là, tout près, devant la vitrine de "Chez Decré", il avait sorti le violon de l'étui, il avait placé une pièce de cinquante centimes qui avait brillé d'un éclat inattendu sur la suédine grise, et il avait commencé à jouer, tournant le dos à son reflet tellement plus grand que lui.