La page blanche
(capture d'écran - de piètre qualité - des pages 62 et 63 de la version numérisée du manuscrit de la Cité de Dieu - à retrouver en suivant ce lien : http://www1.arkhenum.fr/images/bm_nantes_ms/images/oeb/ms181/ )
Le manuscrit du XVe siècle, relié de velours rouge, tout semé d'or, bruissant de fleurs délicates, de bêtes allégoriques et de remparts dentelés, qui veille ici, dans une chambre forte de la bibliothèque municipale, n'est pas seulement l'un des plus beaux ouvrages enluminés du XVe siècle, il est aussi l'un des plus mystérieux. Il contient en effet un secret : l’une des pages, la soixante-deuxième, est vide.
Sur le parchemin transparaissent le texte et l'enluminure de la page précédente, et dans cette transparence s'annonce la splendeur colorée de la page suivante. Mais, au milieu de tout ce plein, la page 62 reste, elle, obstinément vide. C'est étrange, voyez-vous, car ces ouvrages anciens fuient par dessus tout le "blanc", et remplissent de mots et d'images tous les espaces. Les erreurs mêmes sont rebrodées et couvertes d'or fin, sur la tapisserie savante que trace chaque page, et toute brisure et tout silence se comblent de beauté, dans le travail patient des moines qui donnent à lire le monde dans tout son ordre et sa délicate harmonie.
Ainsi, ce vide surprenant de la page 62, cet espace silencieux laissé dans la Cité de Dieu, nous ne pouvons guère le comprendre que comme une décision des copistes de l'atelier - décision prise après une erreur peut-être, mais décision tout de même et choix délibéré.
Peut-être ont-ils voulu nous dire qu'il faut, pour que le monde soit vraiment parfait et divin, un petit pan d'incompréhensible imperfection et de parchemin rêche - comme il faut des gargouilles à la plus belle cathédrale. Ou bien peut-être, au contraire, en abandonnant cette page à sa rudesse de peau de bête, et notre esprit inquiet à ses interrogations humaines et sans réponses, ont-ils voulu imiter ces sculpteurs qui laissent dans les temples les plus raffinés un rang de pierre mal ébauchée pour que les hommes sachent que jamais leur ouvrage n'égalera celui de l'unique Créateur.
Je ne sais pas...
Mais je crois, je crois vraiment, que tous les livres devraient être semblables à ce manuscrit : bruissants et colorés en apparence, splendides et riches de leurs paroles accumulées, et pourtant renfermés au-dedans sur leur secret - sur cette page blanche au milieu des autres, cette page oubliée dans son coin de silence, pleine de mots qu'on ne voit pas, mais qui se tiennent prêts dans l'ombre à surgir bien plus tard avec leurs brassées de questions - comme un jardin d'hiver où les fleurs et les bêtes blanches, couchés dans leurs linceuls de brume, tracent d'un frisson d'aile les chemins inconnus des mondes à venir.