nantes
Un soir avec les autres sur le quai j'étais là j'attendais comme une autre.
J'ai pris cette photo car la ville est ainsi car le monde est ainsi.
Le cliché est un peu de guingois comme moi.
On n'y voit pas grand chose.
Juste que tous ces rêves
ces rêves qu'on nous vend
ne changent pas la vie des passagers du soir attendant sur le quai l'heure de rentrer chez eux.
Ces rêves qu'on nous vend
sont de grands sacs froissés où l'on fourre le butin du Secours populaire du Secours catholique.
Ces rêves qu'on nous vend
sont traînés dans la ville par des passants courbés encombrés de fatigue et de lourde existence.
Ces rêves qu'on nous vend
échouent comme les gens sur les quais sur les bancs dans la pénombre lasse.
J'ai pris cette photo j'avais froid ce soir-là et je ne rêvais pas. J'attendais sur le quai j'attendais sous la pluie j'attendais comme une autre et voilà c'est ainsi.
C'est ainsi qu'est le monde c'est ainsi qu'est la ville c'est ainsi que l'on vit avec ces rêves-là.
Ces rêves qu'on nous vend.
Le carreleur des murs est passé partout dans la ville... J'ai retrouvé sa trace encore dans l'une de ces rues pauvres et sales qui bordent l'hôpital. Poète du passage, jardinier de l'infime, il avait déposé sur le ciment rugueux cette fleur battant des ailes, qui ouvrait sur le monde ses longs yeux noirs encore emplis de nuit.
Pariétaire de l'espoir, très haut grimpée dans le gris de ce monde. Petit cosmos un peu penché pour mieux nous regarder. Enfant naïf d'un coeur humain qui croyait sottement que quelques carreaux de couleur pourraient suffire à éclairer les rues et à élever nos regards. Et qui peut-être n'avait pas tort...
Un peu plus loin m'attendait une autre fleur, pâle et mourante, couchée sur le ciment... elle semblait pourtant de son bras tendu m'indiquer le chemin :
Qui sont-ils donc, ces jardiniers du ciment qui sortent dans la nuit, avec des truelles et des pinceaux, et travaillent sans bruit, grimpés sur des poteaux, accroupis sur le sol, pour qu'au matin s'éveillent, dans le gris de nos vies, ces fleurs fragiles qui peu à peu se flétrissent et s'effacent ?
"L'amour propre est, hélas ! le plus sot des amours." (Madame Deshoulières)
Et qui donc était-il, celui-là, ce Léon oublié, ce Jamin de chez nous ? Souvent, dans les rues, on marche sous des plaques qui portent, ainsi, des noms d'inconnus. Ils eurent leur heure de puissance ou de célébrité. Et voici que se rouillent les clous qui les retiennent à la faible mémoire des hommes, et que grisaille le vieux mur qui les transporte sur son dos.
Sic transit gloria mundi, leur nom seul leur survit comme un fantôme, suspendu au-dessus de nos têtes.
Est-ce donc cela qu'il veut nous dire, l'étrange carreleur anonyme qui vient ici la nuit poser sur les murs de la ville, près des plaques officielles émaillées de bleu, ses petites mosaïques clandestines et fantomatiques, ses pieuvres ectoplasmiques aux yeux pâles et morts, qui nous regardent sans mot dire ?
Les rues nous donnent, ainsi que les cimetières, des leçons de modestie : de tant de gloires passées, lesquelles sont encore quelque chose, aujourd'hui ? Et desquelles se souviendra-t-on, demain ?
Mais ce qui m'effraie le plus, ce sont les plaques qu'on réserve ici aux "littérateurs" - ces hommes et ces femmes qui aspirèrent à la littérature, qui crurent en elle, y firent même souvent carrière, mais que rejeta finalement l'implacable verdict.
Rien de plus dur, de plus impitoyable, que ce perpétuel désherbage, que cette frénésie de rangement du Temps, ce bibliothécaire lucide et féroce, qui, de tous les grands entassements de livres et d'hommes qu'il suscite sans fin, ne garde en ses rayons étroits que quelques rares élus, rejetant au pilon des volumes infinis d'efforts et d'illusions - le long, le pauvre bavardage de ces humbles talents qui sont la piétaille nécessaire de l'art et de l'histoire, et tombent au champ d'oubli pour que brillent, là-bas, dans la lumière d'éternité, ceux qu'il fallait sauver.
Nantes - 11 février 2012 -
C'était l'année passée, par un hiver de gel. Le fleuve charriait des flottaisons de glaçons qui se brisaient avec fracas aux piles des grands ponts de l'estuaire.
Cette Boudeuse était depuis si longtemps à l'ancre, face au large, dans le lent battement des marées, sur cette courbe de Loire, tout près des vieux chantiers d'Indret, où naquit l'autre Boudeuse - celle de M. de Bougainville, qui fit jadis le tour de l'Ancien monde et du Nouveau-... depuis si longtemps elle attendait, immobile et rêveuse, que je croyais qu'elle ne partirait plus jamais.
Elle était ce soir-là, cette belle Boudeuse, comme un vaisseau fantôme arrêté parmi les glaces, sous une lumière immobile d'aurore boréale.
Voici qu'elle est partie désormais, vendue, saisie, reprise, réparée, je ne sais, mais en allée sur les routes mouvantes des navires et des vagues. Là où toujours elle désira s'enfuir. Car elle vivait, cette Boudeuse. Et rien, jamais, ne reste à l'ancre, que ce qui meurt.
Dans la petite rue étroite et sombre où vécut Paul Ladmirault, Vinteuil nantais, compositeur délicat et modeste, trop rarement joué, il y a une heure, le soir, où le soleil s'en vient rôder sur le bronze, une heure où les ombres qui passent découpent un long rayon dans la lumière dorée, pour le poser au front du musicien défunt.
Une heure où l'on entend, dans la maison fermée, résonner un piano.
Dans la vieille demeure du compositeur presque oublié, quelqu'un est là, qui continue.
Parfois, en ville, sur un mur terne, sur l'ennui d'un parking, se pose un grand toucan comme une fleur.
Il vient de loin. Il voyage avec tout le pays qui l'a vu naître. Dans son plumage il traîne les vieilles forêts ivres où rôdent les longs fleuves semés de feuilles vives. Son gros bec de balsa épingle à nos yeux morts des fleurs aux lèvres rouges, et ses serres d'obsidienne accrochent à nos épaules la laine des buissons, les ailes de l'oiseau.
Et tout, dans la ville étonnée, s'en trouve renversé.
Tout chavire et vacille et oscille et ondoie. Tous les reflets des songes glissent en serpentant à l'assaut des rues froides, et de leurs anneaux verts s'enroulent aux serrures de la réalité. Les banques et les voitures, les instituts, les ambitions, les murs de ciment âpre, la tôle des capots, submergés par l'Eden, cèdent sans rémission, s'effacent sans lutter, et bientôt disparaissent, avalés de feuillages et rongés d'orchidées.
Il est grand, le pouvoir du toucan.
Mais peu le savent.
Que la musique soit la clé, je n'en ai jamais douté.
Clé d'ut, clé de sol, clé de fa, clé de nos existences et clé de nos désirs, la musique est la clé de tout, la clé toute ourlée d'ombre et de lumière vermeille de cette porte étrange qui nous attend là-bas, de l'autre côté du miroir, pour nous conduire sur les marches du monde.
Le coeur qu'elle a ouvert comme un quartier d'orange ne se referme plus. Et jamais cette clé ne se dérobe à celui qui un jour l'a saisie pour bâton, au pélerinage de la vie.
Que cela soit inscrit dans un coin gris et laid de la ville, c'est ce qu'il faut. Que la clé tout là-haut reste accrochée vibrante comme un battant de cloche, piquée comme un insecte bourdonnant au coin des mots qui grimpent vers ce qu'on ne sait dire, c'est bien ce qui doit être.
Ce matin, en traversant le boulevard Jean-Monnet, j'ai rencontré Dieu. Du moins son nom d'un bleu céleste éclatait sur un mur tendu de rouge, et de grands panneaux m'indiquaient comment le rejoindre. Même il était peut-être là, devant moi, dans cet arbre à l'éclat singulier.
Je n'ai pas été étonnée, car Dieu est partout, on le sait, et surtout là où on ne l'attend pas. Mais, en avançant, j'ai vu que je m'étais trompée : je n'étais que devant l'Hôtel Dieu - ce qui est déjà, après tout, très beau. Bien sûr, je l'avais toujours su, alors que je suivais en rêvant le mot Dieu.
La ville est pleine de mots qu'un pas, un geste, un regard rapide extraient, déforment, reforment. La ville est pleine de mots qui passent et que l'on suit sans y penser vraiment.
Et puis, un peu plus loin, alors que - je l'avoue à ma grande honte - je courais comme une enfant pour attraper mon tramway, je suis tombée sur un trottoir glissant de pluie, et je me suis si sauvagement ouvert le menton que je saignais comme une fontaine. Des passants charitables - qui n'ont pas hésité, eux, à manquer leur tramway - ont appelé les pompiers. Ils sont arrivés en moins de cinq minutes, et ils m'ont transportée aussitôt aux urgences. Il y avait là des jeunes gens surmenés qui allaient et venaient au milieu de brancards chargés de malades et d'agonisants. Pourtant quelqu'un a trouvé un peu de temps pour me recoudre, me soigner, me laver, et me réconforter.
La ville est pleine de gens qui donnent du sens aux mots qui font la vie divine, ou peut-être tout simplement humaine.
"O, that I were a mockery king of snow,
Standing before the sun of Bolingbroke,
To melt myself away in water-drops !"
"Oh ! que ne suis-je un dérisoire roi de neige, exposé au soleil de Bolingbroke, pour me fondre tout en eau"
(Shakespeare, Richard II)
On restaure en ce moment à Nantes la statue de Louis XVI - cet étrange "stylite" -, et notre vieux Louis XVI, blanchi et remis à neuf, a tout à fait l'air maintenant, au sommet de son échafaudage, de vouloir s'envoler en fusée pour l'autre monde.
En le voyant hier soir s'élancer dans l'air brumeux d'une journée de pluie, vers un rayon léger du soleil qui passait, puis retomber dans l'ombre, lourdement, sans avoir pu s'arracher à son piédestal démesuré, j'ai repensé à la triste histoire des rois...
Ne vient-on pas, justement, de retrouver en Angleterre le squelette de Richard III, sans cheval et garé sous un parking, enroulé sur la spirale scoliotique de ses vertèbres de bossu, immobile à jamais dans la coquille de monstre que lui sculpta Shakespeare ?
Triste est l'histoire de la mort des rois. Triste est l'histoire des rois, parce qu'elle est l'Histoire. Nous autres hommes vivons et mourons comme insectes de neige, comme flocons de brume, vagues lueurs qui flottent et dansent sur la terre, avant de disparaître entièrement dans la nuit. Et l'oubli jette au vent du néant notre poids de péchés et notre lot de tragédies. Mais eux, les rois, appartiennent à l'Histoire, comme les héros de la mythologie et les personnages de la Bible appartiennent au Mythe. Leur vie, que le hasard pourtant façonne autant qu'il façonne la nôtre, s'écrit mot après mot comme un destin pour se lire comme un livre. Et puis, quand ils sont morts, leur existence entière tient, lourde et noire comme le plomb des imprimeurs, sur quelques pages épaisses, sombres ou grisâtres, qu'ils ne peuvent ni réécrire, ni effacer, ni fondre, et qui sont pour toujours leur tombeau.
Triste est l'histoire des rois dont les hommes se racontent l'histoire.
Triste est l'histoire de la mort des rois que les hommes n'oublient pas.
"La lune blanche
Luit dans les bois
[...]
Rêvons, c'est l'heure.
Un vaste et tendre
Apaisement
Semble descendre
Du firmament
Que l'astre irise...
C'est l'heure exquise"
(Paul Verlaine)
La "Folle Journée" vient de s'achever.
Il me semble déjà que tout s'est dissipé, et de tant de musique je ne sais plus une note. Qu'ai-je donc retenu de ce qui m'enchanta ? Peut-être le visage émouvant de cet altiste, si laid et grimaçant, mais exprimant l'extase la plus pure.
Ou peut-être la main si épaisse et si délicate de Boris Berezovsky, cet ours magicien, égrenant au clavier chaque goutte d'eau claire jetée dans la nuit par l'ondine, puis démêlant dans la pénombre la pâle chevelure arpégée de la fille aux cheveux de lin.
Ou bien la silhouette minuscule et presque effacée de ce papillon, qui s'était égaré contre une vitre, près de la salle "Verlaine", et qui battait faiblement des ailes vers la lumière.
Toute musique s'adosse au silence, et tout élan à sa chute. Nous nous cognons comme des papillons à cette vitre sale et barrée de nuit qui nous sépare de l'éternité. Et toute la beauté humaine n'est que le tremblement infime que font une heure sur le néant nos ailes qui se brisent.
Pourtant je ne voudrais pas échanger ce tremblement exquis pour l'infini vague et bleuâtre de derrière la vitre.