Blois - Vue du quartier de Vienne et du pont Gabriel - 9 mars 2014 - 17h30
Je passais l'autre jour, à Blois, tout près de l'ancien hôpital où je suis – selon la belle expression consacrée – venue au monde. Devant moi il y avait ce vieux pont Gabriel au nom d'archange, qui s'en allait au ciel et qui glissait sous l'eau. Et la rive de Vienne s'enlaçait au long fleuve rêveur, sur cette mélodie de valse que j'entendais toujours, enfant, quand je les regardais. Des nids profonds de reflets musiciens berçaient dans l'air du soir leurs portées d'échos bleus. J'étais au pays natal.
Au vieux pays natal où chaque mot ricoche, où chaque instant scintille, où les chemins nous mènent comme branches flottées dans le courant des jours. Au pays qui se tient comme un pont sur l'eau vive, juste à l'envers du temps, et à l'endroit de l'âme.
Au pays natal, on ne marche jamais sans s'arrêter, car partout les fantômes se lèvent et saluent.
On passe dans des rues emplies d'ombres en foules, qui chuchotent leurs noms. On se penche aux fenêtres sur des flaques de reflets, où résonnent des voix et miroitent des vies. Aux pierres blondies des vieux murs, les souvenirs débordent en grappes de glycines, et s'enfuient en sifflant comme des salamandres.
Aujourd'hui est ce grand labyrinthe où résonne autrefois. On s'égare aux allées de mémoire, on tâtonne aux énigmes d'enfance, suivant le fil brisé des petits riens d'avant, parlant à ce qui chante ou pleure dans l'écho des parois.
Au pays natal, toutes les routes hésitent, tous les chemins appellent, tous les carrefours ondoient comme des fleuves.
Au pays natal, on ne va jamais seul, et c'est toujours vers soi que l'on avance.
Du mérite ? oui, j’en ai eu, évidemment… Une chaire d’université, et une oeuvre, oui… ce qu’on appelle une oeuvre… ajoutons quelques prix prestigieux, la notoriété, peut-être même la célébrité… Un beau parcours, pour une fille de petits commerçants… mes parents auraient été fiers, comme vous dites, s’ils avaient vécu assez pour le voir. Alors, oui, c’est sans doute ce qu’on appelle réussir. Ce que j’aurais appelé réussir, autrefois, ce que j’aurais souhaité par-dessus tout. Mais, voyez-vous, l’âge nous éloigne de nous-mêmes, et fait de nous les juges les plus sévères de ce que nous avons été. Plus sévères, sans doute, qu’aucun Minos ne le sera jamais, au soir de la pesée des âmes, car nous n’oublions rien. A quoi a-t-elle tenu, au fond, ma réussite ? [...]
Suite du récit à lire sur mon blog de nouvelles cheminderonde.wordpress.com
Naoto Matsumura, "le dernier homme de Fukushima", est actuellement en France.
Vous pouvez l'écouter sur ce lien (par exemple) : link
A cette occasion, je réédite sur ce blog le compte-rendu que j'avais fait en 2013 du livre qu'Antonio Pagnotta lui a consacré, Le Dernier Homme de Fukushima (éditions Don Quichotte).
On ne sait quel sentiment l'emporte, quand on achève le livre qu'Antonio Pagnotta a consacré à Naoto Matsumura, l'ermite fermier de la préfecture de Fukushima.
La révolte, contre TEPCO (Tokyo Electric Power Company) et sa gestion effarante, tout d'abord de ce qu'on appelle la prévention des risques, puis de la catastrophe qui a effectivement frappé, en mars 2011, après le tsunami, le réacteur I (Daï ichi).
La stupeur, ou la pitié peut-être, devant la passivité, et la docilité sans doute plus résignée que confiante, de la population japonaise.
L'effroi, lorsqu'on songe au sort qui attend les victimes - par exemple, dans les villes limitrophes de la zone d'évacuation, arbitrairement déclarées exemptes de contamination, ces enfants qu'on n'a pas déplacés, auxquels on n'a pas distribué de pastilles d'iode, et dont beaucoup déjà présentent des kystes et des nodules bénins de la thyroïde.
L'admiration, devant le courage du reporter se risquant, pour savoir, et pour faire savoir, dans la zone interdite et si dangereuse.
L'enthousiasme, à découvrir le combat de Naoto Matsumura, la force qui l'anime, son effort surhumain pour sauver les animaux et les terres de son pays natal, dans la plus totale solitude.
Et l'espoir, l'espoir surtout. Car ce dernier homme de Fukushima est en réalité le premier, celui qui ouvre le chemin, celui qui peut nous aider à passer de l'autre côté, de ce côté où l'humanité, au terme de son parcours, cesserait de vivre en colonisatrice et prédatrice de son environnement, pour trouver enfin cette harmonie avec la nature qui couronnerait l'effort millénaire vers ce qu'on a pu appeler le progrès.
Dans son livre, Antonio Pagnotta nous raconte les trois séjours qu'il a effectués, entre juin 2011 et novembre 2012, guidé par Naoto Matsumura, dans la zone interdite des vingt kilomètres autour de Daï ichi - le (réacteur) I. Sa description, aussi lucide qu'hallucinante, nous fait comprendre toute la violence du désastre nucléaire subi par le Japon, dont la presse occidentale parle si peu, et que bien des Japonais même, mal informés, continuent de sous-estimer. Mais le vrai sujet du livre est Naoto Matsumura lui-même, Naoto le résistant.
Descendant d'un moine shinto, cet homme s'est donné à tâche de panser et de faire revivre sa terre natale, lourdement empoisonnée et désertée après l'évacuation. Il sait quels risques il encourt, qu'il est désormais un hibakusha, un irradié, un paria, et que le césium accumulé dans sa chair et ses os viendra nécessairement à bout de ses forces, pourtant, il a décidé de résister, à sa façon. Par respect pour la nature, toute entière sacrée selon la pensée shintoïste, qui croit tous les êtres vivants égaux en noblesse et en importance, il est revenu dans sa ferme, malgré l'interdiction formelle des autorités et au prix de grands sacrifices. Sans électricité, sans eau, démuni de tout sauf d'un peu de carburant pour son camion et des dons que lui font parvenir quelques sympathisants, il a recueilli ou nourri les animaux survivants, il a remis en culture des terres abandonnées. Et il se consacre désormais à l'élevage d'un grand troupeau de vaches dont les bouses fixent le césium des plantes digérées - ainsi pense-t-il pouvoir éliminer, peu à peu, le césium passant du sol aux bouses qu'il incinère - c'est infiniment lent, mais la patience de Naoto Matsumura est sans limite, comme celle de la nature qu'il vénère.
Naoto Matsumura n'est pas un théoricien, pas un penseur politique, il n'est même pas, malgré son acharnement à poursuivre TEPCO, un militant anti-nucléaire, il est moins encore un ennemi de la science, sur laquelle il essaie, autant qu'il le peut, et notamment par ses contacts réguliers avec le docteur Masamichi Yamashita, de l'agence spatiale Jaxa, d'appuyer ses projets.
Il est seulement, je crois, de ces hommes héroïques et simples qui nous tracent à tous le chemin pour après : n'accepter ni la peur ni le désespoir ni le déni, face au désastre annoncé (et peut-être ne sera-t-il pas ce désastre-là, cet enfer nucléaire qui s'est logé en quelque sorte expérimentalement, à Fukushima, peut-être prendra-t-il une toute autre forme, ou même plusieurs formes simultanées). Lutter, calmement, fermement, ne pas renoncer, et, avant tout, retrouver le lien qui nous unit aux bêtes et aux plantes, qui nous fait hommes parmi le monde et avec le monde. Au bout de ce parcours est notre chance ultime, non seulement de survie, mais tout simplement d'humanité.
Antonio Pagnotta a appelé Naoto Matsumura le dernier homme de Fukushima. Je préfère l'appeler, quant à moi, le premier homme. Le premier homme du monde d'après.
À fruit rouillé bourgeon doré
L'arbre déplie ses ailes bleues
Envol de freux oiseau de feu
Au doigt fané du vieil hiver
Passe la bague de lumière
Vent de printemps sur l'or du temps.
Aujourd'hui, ces quelques vers, et rien de plus.
Car le vent de printemps est un dieu si léger qu'il ne peut semer dans l'air bleu que quelques grains de mots fragiles, aussitôt emportés. Les Japonais l'appellent harukaze, vent de printemps - ce qui pourrait aussi bien vouloir dire vent de jeunesse, souffle du renouveau, brise de l'année naissante.
春風
Insaisissable envol de tout ce qui veut naître - renaître.
Ils venaient de passer. Avec leurs instructions, leurs tronçonneuses, leurs certitudes.
Ils avaient scié tranché sectionné éradiqué la branche. Puisqu'elle gênait qu'elle dépassait qu'ils le savaient et que c'était si simple avec la tronçonneuse.
Ils étaient repartis aussitôt tronçonner taillader débiter la forêt rectifier la planète façonner l'univers à la mesure des hommes.
Il y avait eu d'abord ce silence qui succède toujours aux crimes.
Puis lentement sur la blessure ouverte avait roulé cette goutte.
Une goutte de sèvesang, échappée à ce dieu qui vivait dans cet arbre.
Une larme de sèvesang, versée sur la nature vaincue,
et peut-être aussi sur les hommes.
Parce qu'ils sont si seuls.
Il nous avait dit qu'il était de Grand Village... Si vous pouviez nous donner quelques renseignements ? Nous aimerions tant le revoir.. nous souhaitons lui parler... Vous comprenez, c'est cette année la dernière fois que vous venons... Nous avons séjourné à Belle-Ile tous les étés depuis cinq ans... mais nous avons décidé cette année de ne plus revenir... Et nous partons demain, voyez-vous, demain matin. [...]
Suite du récit sur mon blog cheminderonde.wordpress.com
Je passais place Viarme, un jour de pluie comme un autre. J'ai vu soudain s'arrêter tout un groupe de cyclistes encapuchonnés. L'un d'eux montrait aux autres cette croix, expliquant quelque chose, à grands renforts de gestes passionnés. Quand ils sont repartis, je me suis approchée.
C'était en fait la croix fleurdelisée du fameux Charette, le capitaine des Vendéens. Ici, disait la plaque de fonte, ici a été fusillé pour Dieu et pour son roi le général vendéen Charette de la Contrie.
C'est étrange... je le savais bien, que Charette était mort sur la place Viarme, mais je n'avais jamais pensé à aller voir cette croix. Je ne me doutais pas, pas du tout...
J'avais lu quelque part que ce fameux Charette avait été fusillé devant une porte de bois. J'avais imaginé de vieux murs pittoresques plantés de lys et de vigne vierge, portant comme un blason leur porte antique percée de trous rouillés. Mais voilà que j'avais devant moi ce calvaire de granit disgracieux, entouré de ces ridicules petits menhirs de cimetière que vénèrent tous les chiens de trottoir. Et, en fait de porte de bois pittoresque et fossilisée par l'histoire, je pouvais admirer, en arrière-plan, la moderne façade d'une banque.
Il est loin, le temps des révolutions et des guerres de Vendée. Il est loin, ce dix-huitième siècle enchanteur et violent où tout se finissait par des chansons ou des exécutions. Aujourd'hui tout se finit, toujours, devant le guichet d'un banquier.
Aujourd'hui jour sans pluie,
le printemps ressemé
jetait tous ses bouquets
comme des chants d'oiseaux.
Et la joie accrochait
aux arbres et aux épines
ses haillons parfumés.
On marchait dans l'air bleu
sur le chemin qui va
tout autour du bonheur.
Et c'était si léger
d'être libre et de vivre
qu'on ne savait plus bien
ce qui faisait pleurer.
A chaque fleur son ombre était
un soleil sur la terre
qui tournait avec elle.
La haute fenêtre dans le sévère bâtiment de pierres. La lueur calme dans la nuit qui tombait. L'équerre, surtout, la grande équerre jaune pendue à la crémone dans la salle bien rangée où tout trouvait sa place...
C'était comme si rien n'avait changé.
Mon esprit a franchi les années et parcouru l'espace.
J'ai cru revoir l'École. L'équerre à la fenêtre, dans la vieille école d'enfance.
En ce temps-là, on mesurait le monde en hectomètres avec la chaîne d'arpenteur de monsieur Daudin. On le pesait en décigrammes sur la belle balance où l'on plaçait les poids de cuivre. On récitait en litanies les tables de multiplication comme les tables de la loi. On traçait au tableau de grandes figures savantes harmonieuses comme des rosaces. Et on calculait à l'équerre les angles les plus obtus des plus sournois polygones, célébrant chaque jour à la craie le triomphe éternel de la raison géométrique.
On recopiait à l'encre des morales immuables sur des cahiers lignés. Il suffisait de nommer d'après le livre les champignons féroces cueillis au bois d'épines, pour qu'ils deviennent inoffensifs. Le monde tournait gracieux sur son globe comme le petit train des problèmes sur le parcours que lui traçaient des énigmes ardues et toujours résolues.
Dans le manuel où nous avions appris à lire, le petit Poucet habitait à l'orée d'un bois si clair et si rempli d'amis écureuils et de copains oiseaux, qu'aucun ogre n'aurait pu y loger son ossuaire. Son père était bûcheron mais n'avait jamais faim. Sa maman belle et blonde comme une fée, é, ée l'emmenait chez le photographe, ph, pho, phe, ensemble ils revenaient de la ville en auto, au, o, couler des jours heureux chez eux, eu, eux.
C'était un naïf univers, où tout avait sa place, d'où la terreur était bannie aussi bien que l'erreur, et que la vie devait, bien sûr, s'acharner à démonter pièce à pièce.
Mais je me dis quelquefois que si dans nos cahiers effacés d'alors tout n'avait pas été si bien tracé, si bien rangé, si clair et si solide, nous nous serions peut-être fracassés, ensuite, dans ce monde étrange et difforme, peuplé d'ogres et d'affamés, qu'on appelle la réalité.
Et qu'il faut à l'enfance cette calme lueur à la fenêtre, et cette équerre là-haut qui veille patiente sur l'esprit qui s'éveille.
On le croise tant de fois chaque jour, ce petit pictogramme qui de panneau en panneau traverse sur les clous, grimpe dans l'ascenseur, s'enfuit par les issues de secours, trie sélectivement ses déchets, évite de nourrir les pigeons, file à l'école en vélo, ou s'évertue à pelleter des cailloux...
Il est curieux, du reste, si l'on y réfléchit, que toute notre humanité si vaste et si variée se résume aujourd'hui partout à cette silhouette noire et disciplinée, toujours la même, de plus en plus stylisée seulement, à mesure que les années passent et que les panneaux se modernisent - si bien qu'on en viendra peut-être bientôt à la réduire à deux traits, 人, comme en japonais, achevant en idéogramme son destin de pictogramme.
Mais à quoi bon insister ? Qui donc perdrait son temps à réfléchir à ce banal chef-d'oeuvre d'humanité banale, partout répandu dans nos rues ?
Seulement voilà, c'était la nuit, et je passais, une fois de plus, devant le bonhomme pictogramme. Vous avez sans doute remarqué à quel point la nuit, en ville, avec ses lumières et ses couleurs inattendues, parvient souvent à conférer la vie aux objets les plus simples, aux images les plus rebattues. Si bien que devant moi, soudain, sur son panneau usé et cabossé, le pictogramme était devenu vivant.
Il travaillait si dur. A l'ancienne. A la pelle. Peinant à remuer ses cailloux pour en tracer sa route.
On ne travaille presque plus de cette façon, pourtant. Et sur les chantiers de nos villes, il y a longtemps qu'on a posé les pelles pour conduire des machines, piloter des grues, programmer des robots.
Qu'importe ? Dans l'imaginaire obstiné des humains, le travail ne saurait être que cela, la vieille lutte du bonhomme Sisyphe contre la matière, contre la motte de glaise, le tas de cailloux ou le rocher. Le combat infini du petit homme qui n'a d'autre alliées que sa pelle et sa peine.
Ainsi, c'était bien lui qui dans la nuit se tenait devant moi : le bonhomme Sisyphe. Humble, anonyme, courageux, acharné. Usé, lacéré, cabossé, fatigué.
Volontaire et si las. Indifférent au monde des machines et des idées en marche. Pour l'éternité seul avec sa tâche, sa pelle, et son tas de cailloux qui ne diminue pas.